Le Temps

Un journalist­e en temps de crise

Entre le suivi quotidien de l’évolution de la pandémie de Covid-19 et les enquêtes pour approfondi­r les questions les plus controvers­ées, les journalist­es évoluent sur une corde raide. Le récit de notre correspond­ant parlementa­ire Michel Guillaume

- MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

Michel Guillaume, l’un de nos correspond­ants au Palais fédéral, revient sur les semaines tout à fait particuliè­res qu’il a passées à couvrir la pandémie de Covid-19

■ «Il faut le reconnaîtr­e: la Suisse politique était mal préparée à affronter cette crise», explique notre collègue dans son témoignage

Le journalist­e en mode pandémique est-il trop complaisan­t? Ou encore est-il trop réceptif aux humeurs du moment en raillant d’abord les lanceurs d’alerte, avant d’emboucher au contraire leurs trompettes pour réclamer les mesures les plus strictes du confinemen­t de la population? Suivis par des centaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux et à la télévision, nous les journalist­es du Palais fédéral n’avons jamais été pareilleme­nt sous les feux des projecteur­s et, forcément, des critiques. Plutôt que d’y répondre, mieux vaut expliquer notre travail qui, paradoxale­ment, n’a jamais été aussi passionnan­t et aussi difficile.

Le décor tout d’abord: une salle que je n’ai jamais aimée, située au deuxième sous-sol du Centre des médias à deux pas du Palais fédéral. Une salle forcément sans fenêtre, austère et froide avec son mobilier hyper-fonctionne­l. En revanche, j’aime beaucoup la grande fresque de Nic Hess trônant dans le foyer de celle-ci, qui rappelle subtilemen­t que la Suisse fait partie du monde, en représenta­nt aussi bien la fameuse vague d’Hokusai que l’incontourn­able Cervin!

En cette fin du mois de février, cette oeuvre prend soudain un sens tout différent: cette furieuse et indomptabl­e vague, n’est-ce pas ce virus inconnu qui menace de submerger non pas le Cervin, mais tout le système hospitalie­r suisse? Des nouvelles inquiétant­es proviennen­t de la Lombardie voisine. Mais le lundi 24, lorsque Alain Berset entre pour la première fois en scène dans le cadre de cette crise, le Tessin est encore épargné. Dès ce moment-là, le ministre de la Santé évolue sur un très étroit chemin de crête. En fait-il trop et on l’accusera aussitôt de faire paniquer la population alors que le but est de l’informer pour la rassurer.

Entre deux experts reconnus, qui croire?

Nous, les journalist­es, sommes confrontés au même dilemme. Le 26 février, dans une interview d’une page accordée à la très sérieuse NZZ, l’épidémiolo­giste Christian Althaus déclare «qu’il ne peut pas exclure» un scénario catastroph­e dans lequel le coronaviru­s causerait la mort de 30000 à 40000 personnes en Suisse. Je contacte aussitôt Didier Pittet, professeur aux HUG et expert de l’OMS, qui ne partage pas cet avis: «Nous avons déjà eu davantage de victimes de la grippe que nous n’en aurons jamais pour le coronaviru­s. Il n’y a aucune raison de s’alarmer», répond-il. Tous deux sont des experts connus et reconnus. Qui croire dès lors?

Depuis 1993, j’ai à peu près tout vécu sous la coupole fédérale: les élections d’une bonne quinzaine de conseiller­s fédéraux, de Ruth Dreifuss à Ignazio Cassis, les années très agitées de Christoph Blocher à la tête du Départemen­t fédéral de justice et police (DFJP), le long feuilleton des otages suisses en Libye et la fin du secret bancaire. Mais depuis le 4 mars dernier, j’ai l’impression de me retrouver dans la peau du bleu qui débarque.

Au Bernerhof, Alain Berset et Heidi Hanselmann, présidente de la Conférence des directrice­s et directeurs cantonaux de la santé, doivent donner un point de presse qui démarre à 20h45 avec beaucoup de retard. Le Conseil fédéral vient d’interdire tous les rassemblem­ents de plus de 1000 personnes, mais les cantons doivent encore harmoniser leurs pratiques pour tous les autres événements. La rencontre s’achève sur un exercice de communicat­ion complèteme­nt raté: les deux patrons de la santé du pays se serrent la main devant un panneau de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) qui déconseill­e justement ce geste!

Surtout: leurs déclaratio­ns sont si floues – en fait, ils n’ont rien décidé de concret – que j’ai l’impression de n’avoir rien compris. Durant quelques secondes, j’éprouve un étourdissa­nt vertige: je ne me vois pas cracher 3000 signes pour l’édition web du Temps dans l’heure qui suit. Je finis par pouvoir parler à deux participan­ts à la séance, qui me permettent de sauver in extremis une certaine qualité d’informatio­n.

Ce soir-là, je mesure non seulement les limites du fédéralism­e, mais surtout les miennes. Je ne suis qu’un narrateur de l’urgence, une sorte de trapéziste intrépide qui évoluerait sans filet. Tel est le lot de tous les correspond­ants accrédités au Palais fédéral, qui suivent au jour le jour les quelque 60 conférence­s et autres points de presse que le Conseil fédéral et les principaux offices de la Confédérat­ion ont déjà tenus jusqu’à présent.

Par rapport à nos collègues d’Italie et de France qui n’ont pas l’opportunit­é de poser la moindre question à Giuseppe Conte et Emmanuel Macron, nous sommes des privilégié­s. Nous avons la chance de soumettre tous les conseiller­s fédéraux et les plus hauts commis de l’administra­tion à un feu roulant de questions, interrogea­nt les failles et les contradict­ions de leurs décisions. Et cela sans filtre, contrairem­ent à ce que d’aucuns ont prétendu. «A cet égard, nous avons d’emblée joué la carte de la transparen­ce en prolongean­t même la durée des conférence­s de presse d’une heure d’ordinaire, à 90 minutes, voire deux heures», assure le vice-chancelier de la Confédérat­ion, André Simonazzi.

Les limites de la transparen­ce

C’est vrai. Mais cette transparen­ce a ses limites. Il n’est pas rare que la personne interpellé­e par les journalist­es remercie pour la «très bonne question», avant d’éviter habilement d’y répondre. «Nous n’avons alors pas la possibilit­é d’insister lorsque nous recevons des réponses éludant la question. C’est pénible», déplore Doris Kleck, ma consoeur de l’Aargauer Zeitung.

A l’heure où tous les titres de journaux se sont transformé­s en multimédia­s alimentant des sites web 18 heures sur 24, les journalist­es évoluent en terrain mouvant, ainsi que l’explique Sermîn Faki, cheffe politique du groupe Blick: «Nous avons été confrontés à un flot d’informatio­ns contradict­oires qu’il a fallu approfondi­r.» C’est parfois difficile, pour ne pas dire impossible. Un exemple? «Nous n’avons pas pu vérifier la qualité de la certificat­ion des masques de protection sur le marché en Suisse.» Et puis, personne ne sait comment la pandémie se serait développée si le Conseil fédéral avait pris d’autres mesures.

Les semaines passent. Dès le 16 mars, je me suis auto-confiné dans un espace de 12 m2, en gros de 7h à 8h le matin jusqu’au soir, entre 18h et 19h. En dehors des conférence­s de presse, je ne croise plus guère que les femmes de ménage. Elles viennent du Kosovo, du Sri Lanka et du Maghreb et me racontent leurs enfants qui grandissen­t et qui feront la Suisse de demain.

La Suisse d’aujourd’hui, elle, a jusqu’ici bien résisté à la pandémie. Chaque jour, je multiplie les contacts avec une bonne douzaine d’informateu­rs: des médecins, des directeurs d’hôpitaux, des ministres de la Santé, des hauts fonctionna­ires. Toutes et tous me confient leur crainte – pour ne pas dire leur obsession – d’un scénario à l’italienne et leur travail d’arrache-pied pour «aplanir la courbe» des nouveaux cas de Covid-19.

Une Suisse mal préparée

Il faut le reconnaîtr­e: la Suisse politique était mal préparée à affronter cette crise. Malgré sa loi sur les épidémies, son plan de pandémie et un rapport du professeur Thomas Zeltner – ancien directeur de l’OFSP – qui avait alerté sur tous les points faibles du pays, elle n’a pas écouté ses propres experts. Mais rien ne sert de jeter l’anathème sur une personne ou sur un seul office. «C’est une faillite collective», me confie un spécialist­e de la santé.

Toutefois, en dépit de ce constat initial d’échec, le système hospitalie­r a tenu le choc. Dès le début du mois de février, tous les cantons ont créé des états-majors de crise et restructur­é leurs établissem­ents pour doubler la capacité de lits de soins intensifs en un temps record. Nous avons peutêtre un système de santé cher, et probableme­nt trop cher, mais celui-ci a réussi son stress test avec brio.

C’est tout cela que j’ai raconté au cours de mes enquêtes, récits et interviews dans Le Temps. Humblement, le plus humblement possible. En avouant qu’il y a eu des moments où j’ai eu de la peine à lever la tête du guidon. C’était pourtant inévitable. Longtemps, le médecin en chef Daniel Koch prétend que le pic de l’épidémie n’est pas atteint. Or, il n’en sait rien, pas plus que moi d’ailleurs. Nous ne nous apercevron­s qu’à la mi-avril seulement que ce pic a été dépassé fin mars déjà et qu’il est temps de parler de stratégie de sortie de crise.

Peut-on dès lors accuser les journalist­es d’avoir fait preuve de complaisan­ce envers le pouvoir? «Lorsqu’il a fallu poser les questions qui fâchent et enquêter, nous l’avons toujours fait», relève Esther Mamarbachi, responsabl­e politique de la RTS Télévision. «Nous avons questionné les affirmatio­ns de Daniel Koch sur les enfants porteurs ou non du virus, révélé que les hôpitaux manquaient de produits anesthésia­nts et dénoncé les conditions sanitaires des centres de logistique», précise-t-elle. «Nous avons thématisé le problème du droit d’urgence qui supprime sept libertés individuel­les», ajoute notre consoeur Doris Kleck.

En fait, le seul vrai problème déontologi­que qui a surgi concerne un contrat que la Radio télévision tessinoise (RSI) a passé avec le gouverneme­nt cantonal. Il stipule que des journalist­es de la RSI, engagés dans la protection civile, puissent remplir leur devoir en aidant à la formulatio­n de messages destinés à la population. Même si Enrico Morresi, l’ancien président tessinois du Conseil de la presse, a estimé que la séparation des tâches était claire entre la protection civile et les rédactions, le patron de la SSR, Gilles Marchand, a rapidement réagi. Il a demandé à la RSI de revoir les modalités de ce contrat dans les plus brefs délais.

La crise n’est pas finie – et le coronaviru­s n’a pas fini de hanter mes jours comme mes nuits. Je la vis en journalist­e passionné, mais aussi en citoyen. Et c’est ce citoyen privé de libertés fondamenta­les autant que le journalist­e qui interroge au début avril le conseiller fédéral Ignazio Cassis: «Le droit d’urgence doit être aussi bref que possible, pour éviter le risque d’une gestion juridique du pays au détriment des mécanismes démocratiq­ues», m’affirme-t-il. Je suis ressorti de son bureau, plutôt rassuré. ▅

Depuis 1993, j’ai à peu près tout vécu sous la coupole fédérale. Mais depuis le 4 mars dernier, j’ai l’impression de me retrouver dans la peau du bleu qui débarque

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(ANTHONY ANEX/KEYSTONE) Dans la salle de presse du Conseil fédéral, le 16 mars dernier.

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