Liberté conditionnelle
Après les flottements des experts et autres épidémiologistes, revoilà les belles certitudes des politiques. Curieusement, elles nous réjouissent. Car la session extraordinaire du parlement, tout en confirmant le Conseil fédéral dans sa stratégie sanitaire et dans son autorité, a inauguré cette semaine le retour d’un petit vent de liberté. Le parlement a repris son rôle de contrôle et de légitimation, les enfants le chemin de l’école et les consommateurs celui des commerces. Mais chacun de nous reste sur ses frustrations, car le climat est encore à la liberté conditionnelle. Interdiction des rassemblements de plus de cinq personnes, pas de relâchement aux frontières, déclinaison de son identité sur une base volontaire dans les cafés et restaurants, projets de traçage des personnes, etc.
«Ce virus nous rappelle que la santé est la condition première de la liberté», avertissait dans Le Temps la philosophe Corine Pelluchon. Et l’assouplissement timide des règles sanitaires le confirme. La santé permet d’oublier certaines contraintes physiques et élargit ainsi le champ de nos possibilités. Mais la recherche de la santé à tout prix est, elle aussi, réductrice de liberté en limitant nos comportements. La culture de la réduction du risque de notre société a ainsi développé des politiques de santé contraignantes: obligation de vaccination, de s’assurer, etc. Alors que les assureurs, les ligues antitabac ou antialcooliques, les magazines, la hausse constante des primes maladie et nos médecins de famille nous imposent même un «devoir de santé». Le déconfinement annoncerait-il alors cette société hyper-médicalisée, hypocondriaque, dont le penseur de l’écologie politique Ivan Illich craignait qu’elle ne «transforme le monde en hôpital pour des patients à vie»? Difficile équilibre pour une société occidentale qui a toujours balancé entre liberté et recherche de la sécurité.
C’est le mérite des autorités fédérales, en particulier du ministre de la Santé, Alain Berset, d’avoir compris très vite qu’on ne gagne la lutte contre une épidémie qu’avec des mesures susceptibles d’être acceptées sans contrainte par la plus large partie de la population. Pour cela, il pouvait s’inspirer des principes de respect des droits humains et des libertés publiques qui ont permis, sinon d’éradiquer, du moins de réduire considérablement la propagation du sida. «A rebours de l’approche hygiéniste, l’histoire de la lutte contre le VIH a montré que l’effort pour protéger les droits humains, les libertés publiques et la vie privée… constitue aussi un instrument essentiel de la santé publique et du recul de la pandémie», écrit ainsi Nicolas Blavet dans la revue Esprit. L’expérience a montré que les discriminations, les exclusions ou la culpabilisation allaient à l’encontre des objectifs de santé publique.
Le politique entend reprendre la main sur le retour à la vie normale. Tant mieux. Nous avons assisté par épisodes à une captation insidieuse de décisions touchant à nos libertés individuelles par le monde des experts, aux voix parfois discordantes. Ces derniers ont servi de tutelle, voire de paravent très pratique au pouvoir politique, avec le risque d’infantiliser la population. Après deux mois de civisme résigné, l’envie monte de réduire à leur rôle de conseillers les experts du pouvoir médical et d’embrasser sans ordonnance ceux que nous aimons. D’assumer les risques de notre liberté.
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