Un président obsédé par Lincoln
Le président républicain se compare à Abraham Lincoln, en affirmant avoir été moins bien traité par les médias. Ce n’est pas la première fois qu’il essaie de se mesurer à l’un des présidents les plus vénérés de l’histoire américaine
Dans l’ombre d’Abraham Lincoln, Donald Trump paraissait tout petit, hissé sur une haute chaise, avec les pieds ne touchant pas le sol. Il s’est tourné vers l’imposante statue, et a lancé: «Je suis entouré d’une presse hostile, comme aucun autre président ne l’a été. Celui qui en a été le plus proche, c’est le monsieur juste ici. Ils ont toujours dit que personne n’avait jamais été traité aussi mal que Lincoln. Mais je pense que je suis plus mal traité encore.»
La scène s’est déroulée dimanche soir, à Washington, lors d’une émission spéciale de Fox News, filmée au Lincoln Memorial, avec pour thème la relance de l’économie en pleine pandémie. La phrase en a interpellé plus d’un. Comment Donald Trump ose-t-il se comparer à l’un des présidents américains les plus vénérés de l’histoire américaine, qui a aboli l’esclavage et est mort assassiné le 15 avril 1865, cinq jours après la fin de la guerre de Sécession? Le décorum choisi par la Maison-Blanche et Fox News avait déjà provoqué une controverse. La comparaison revendiquée par Donald Trump n’a fait que l’amplifier.
«De l’envie»
On connaissait déjà l’admiration de Trump pour Andrew Jackson, président entre 1829 et 1837, dont il se dit «fan». Mais ce n’est pas la première fois qu’il se compare à Abraham Lincoln. Parfois en rendant hommage à son intégrité – son surnom était Honest Abe –, parfois de façon un peu moqueuse. Samedi dernier, il a retweeté un message d’un de ses partisans affirmant qu’il avait fait davantage en faveur des Afro-Américains que tous les présidents réunis. Donald Trump lui a répondu qu’Abraham Lincoln était «pas mal non plus» dans ce domaine.
Une fascination? «De l’envie», répond Donald Nieman, professeur d’histoire à l’université de Binghamton (New York). «Trump est un narcissique. Il croit qu’il est le meilleur dans tout ce qu’il fait – le développement immobilier, le show-business, la politique, le leadership. Il doit donc se comparer à Lincoln qui est universellement considéré comme le plus grand président des Etats-Unis par les historiens, les médias et la plupart des Américains», ajoute le spécialiste en droits civiques et questions raciales. «Et quel meilleur endroit où le faire, pour lui, que le Lincoln Memorial, qui se dresse comme un monument à l’homme qui a préservé l’Union et l’a rendue plus parfaite – une nation purgée de l’esclavage, son péché originel?»
Critiqué pour sa gestion de la pandémie, à la peine dans des sondages et impatient de pouvoir de nouveau tenir des meetings électoraux, Donald Trump n’est pas des plus sereins pour les prochains mois. L’historien n’est pas étonné qu’il ait voulu s’approprier ce lieu symbolique, pour assimiler son leadership à celui de Lincoln, le président qui a mené le pays à travers sa plus grande crise. «Mais pour quiconque connaît un tant soit peu Lincoln, c’est risible. Lincoln était prêt à prendre des décisions difficiles, même lorsqu’il savait qu’elles ne seraient pas populaires; il a formulé ses choix politiques dans un langage précis qui reste parmi les plus beaux et les plus mémorables du discours public américain; il s’est sous-évalué et a assumé la responsabilité des échecs plutôt que de blâmer les autres; il a mené de larges consultations et a volontiers partagé le mérite avec les autres; et il a essayé de rassembler les opposants à une époque où la polarisation était bien plus forte qu’aujourd’hui.»
Donald Nieman rappelle que la contralto Marian Anderson a donné un concert au Mémorial en 1939, devant un public de 75000 personnes. Un concert organisé par Eleanor Roosevelt alors que la chanteuse afro-américaine venait de se faire refuser l’accès à une salle où elle devait se produire. C’est aussi devant le monument que s’est déroulée la «Marche pour l’emploi et la liberté», en 1964, au cours de laquelle Martin Luther King a prononcé son fameux discours «I Have a Dream». L’endroit encore où Barack Obama s’est exprimé en 2009, devant 400000 personnes, lors d’une fête précédant son investiture.
Les «meilleurs anges»
«Trump devait donc se comparer à Lincoln. Malheureusement pour lui, l’événement a au contraire souligné à quel point il n’est pas Lincoln, relève l’historien. Lincoln a cherché à rapprocher la nation de la promesse d’égalité inscrite dans ses documents fondateurs, et Anderson, King et Obama ont appelé la nation à tenir cette promesse, tandis que Trump fait constamment recours au racisme. Anderson, King et Obama ont délivré des messages éloquents qui, pour utiliser l’éloquence mémorable de Lincoln, ont fait appel aux «meilleurs anges de notre nature», ce qui contraste fortement avec l’auto-flagornerie et l’esprit partisan de Trump.»
Pour Kevin Kruse, professeur d’histoire à l’Université de Princeton (New Jersey), le déroulé de l’interview-débat de Donald Trump à l’intérieur même du Lincoln Memorial est «tout à fait inapproprié». «Il existe des règles gouvernementales interdisant la tenue d’événements tels que cette interview dans cet endroit», rappelle-t-il. Le président Trump a donc dû obtenir une dérogation officielle de son ministre de l’Intérieur. Ce dernier a justifié son feu vert par la «crise extraordinaire» que traversent les Américains. Quant à la fascination de Donald Trump pour Abraham Lincoln, Kevin Kruse pense que même le président a fini par comprendre que Lincoln ne pouvait pas être surpassé. «Malgré la très haute opinion que Trump a de lui-même.»
Sur Twitter, bien avant sa présidence, Donald Trump faisait déjà souvent allusion à Abraham Lincoln. Notamment en tweetant de célèbres citations, qui aujourd’hui ont une résonance particulière. Comme: «L’Amérique ne sera jamais détruite de l’extérieur. Si nous faiblissons et perdons nos libertés, ce sera parce que nous nous serons détruits nousmêmes» (tweet du 16 avril 2015). Ou celle-ci, postée le 28 mai 2014: «Vous ne pouvez échapper à la responsabilité de demain en vous dérobant à celle d’aujourd’hui.»
«Malheureusement pour lui, l’événement a souligné à quel point il n’est pas Lincoln»
DONALD NIEMAN, PROFESSEUR D’HISTOIRE À L’UNIVERSITÉ DE BINGHAMTON