«Il faut mettre les Etats au pied du mur»
La pandémie de Covid-19 secoue depuis des semaines une Union européenne en manque d’inspiration. A quelques mois de la présidence allemande, l’ancien eurodéputé Daniel Cohn-Bendit commente ce moment
L’épidémie de Covid-19 qui ravage l’Europe occulte cette année deux dates symboles: le 8 mai 1945 à Reims, puis le 9 mai à Berlin, la reddition allemande mettait fin à la Seconde Guerre mondiale. Cinq ans plus tard, il y a 70 ans, le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman lançait son appel considéré comme l’acte fondateur de l’Union européenne. Sa phrase clé? «L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble: elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait.» Est-ce toujours le cas aujourd’hui, dans la tourmente sanitaire, sociale et économique engendrée par la pandémie de Covid-19? Qu’attendre de l’Allemagne qui prendra pour six mois, le 1er juillet, la présidence tournante de l’Union? Les réponses de l’ancien eurodéputé écologiste Daniel Cohn-Bendit.
La première réaction des Etats membres de l’UE face au Covid-19 a été de fermer leurs frontières et d’en finir avec la libre circulation des personnes. En ce jour anniversaire de la déclaration Schuman, celles-ci ne sont toujours pas rouvertes. C’est un échec grave pour l’Europe?
Je ne crois pas que le rétablissement des frontières soit le problème principal et la menace la plus grave qui pèse aujourd’hui sur l’Union. Il y avait, début mars, des raisons tout à fait compréhensibles à ce retour des contrôles frontaliers, par ailleurs permis et prévu dans le cadre de l’espace Schengen. L’épidémie de Covid-19 n’a pas déferlé sur le continent de façon uniforme. Les confinements et les ripostes médicales mises en oeuvre ont été différents, compte tenu de la diversité des cultures politiques et sanitaires. Prenez les Suédois: ils avaient le droit d’essayer leur stratégie et il était dès lors logique qu’ils ferment leurs frontières. D’autant qu’aucun accord sur la libre circulation n’a été dénoncé. L’espace Schengen demeure en place. Il n’a pas été balayé par le coronavirus.
Il y a aussi eu de beaux exemples de solidarité sanitaire avec l’accueil de patients français et italiens en Allemagne, en Suisse, au Luxembourg…
Ces exemples disent l’ambivalence du moment. La fermeture des frontières n’a pas empêché les avions militaires allemands de venir récupérer ces patients. Cette Europe-là existe donc, et elle a fonctionné. Ce qui a manqué, c’est une coordination pour les matériels «stratégiques» comme les masques ou les respirateurs artificiels. Il n’est pas normal que la Commission européenne, sur la base de ce qui s’était passé en Chine à partir de la fin décembre 2019, n’ait pas très tôt prévenu les 27 Etats de l’UE des besoins qui allaient émerger, et proposé d’y répondre.
L’autre volet européen, massif, est celui de la riposte économique. Robert Schuman parlait d’une Europe des «réalisations concrètes» et d’une «solidarité de fait». Nous y sommes?
La question se pose pour les institutions communautaires. Bruxelles doit jouer son va-tout. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, doit échapper à la tutelle d’Angela Merkel et aller au clash. La Commission doit s’insurger pour faire vivre l’Union, et mettre les Etats membres au pied du mur. L’Allemagne prend la présidence de l’Union le 1er juillet. Voici la carte à jouer. La chancelière doit comprendre que si elle ne bouge pas sur la mutualisation de la relance, elle fera peser une menace de mort sur le projet européen. Il faut abattre cette carte politique, la seule qui puisse faire bouger Berlin.
«Même des économistes très libéraux poussent aujourd’hui pour une mutualisation d’une partie des emprunts»
Avec la limite donnée, mardi 5 mai, par la Cour constitutionnelle allemande, les juges de Karlsruhe ont posé un ultimatum à la Banque centrale européenne.
Cette décision des juges de Karlsruhe m’a atterré. Ils demandent à la BCE de prouver que ses actions sont conformes à son mandat et d’examiner la «proportionnalité» de ses décisions, au nom du droit national allemand! C’est un syndrome très germanique: celui du complexe de supériorité. Les juges allemands veulent montrer qu’ils sont meilleurs que les magistrats de la Cour européenne de justice. C’est d’une incroyable arrogance qui oblige, en ce jour anniversaire de la déclaration Schuman, à nous replonger dans l’histoire. Entre 1940 et 1945, les Allemands ont été supérieurs à tous les autres peuples dans la barbarie. Dans les années 1970, les Allemands ont voulu être les meilleurs pacifistes du monde. Depuis les années 1990, ils imposent aux Européens leur prétendue supériorité économique. Cela va s’arrêter où?
Comment répondre aux juges allemands?
En osant aussi la confrontation. Le problème posé par la cour de Karlsruhe est, ni plus ni moins, celui de la primauté du droit communautaire en matière monétaire, alors que l’euro est la monnaie unique adoptée par 19 pays membres! C’est extrêmement dangereux. Et cela justifie, en plus, le discours des populistes polonais ou hongrois qui défendent, en matière de libertés publiques et de libre circulation, la suprématie de leur droit national sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La Commission doit, au prochain sommet, soumettre une résolution aux chefs d’Etat ou de gouvernement de l’Union pour réitérer la prééminence du droit européen. Sinon, le futur plan de relance sera un terrain politiquement miné et explosif.
Ursula von der Leyen peut-elle selon vous faire preuve d’une telle audace?
La solution, pour s’émanciper de la tutelle d’Angela Merkel, est de jouer collectif. Ursula von der Leyen est à la tête d’un collège de 27 commissaires avec en son sein des personnalités comme le haut représentant aux Affaires étrangères Josep Borrell ou les commissaires chargés de l’économie Paolo Gentiloni et Thierry Breton, qui savent combien il est indispensable d’avancer et d’adopter un plan de relance massif. La Commission, dans son ensemble, doit obliger l’Allemagne à bouger.
L’Allemagne, à partir du 1er juillet 2020, présidera donc l’Union pour six mois. Cela limitera-t-il la marge de manoeuvre d’Emmanuel Macron?
Macron est dans la nasse Merkel. Il essaie encore de l’entraîner, mais cela s’avère extrêmement difficile, y compris en pleine crise. La solution, c’est de miser sur l’opinion publique allemande et sur les milieux économiques qui, outreRhin, savent que leur survie dépend de la revitalisation du marché unique. Macron doit, s’il le faut, aller de l’avant dans un programme de mutualisation de l’investissement avec les Espagnols, les Italiens, les Irlandais et tous ceux qui voudront les rejoindre. Quarante-neuf pour cent des Allemands, selon les sondages, se disent favorables aux «coronabonds». Même des économistes très libéraux poussent aujourd’hui pour une mutualisation d’une partie des emprunts. La question de l’endettement perpétuel est posée par le milliardaire George Soros lui-même. L’Allemagne a plus que jamais besoin de l’Europe.
Avec un risque: trop charger la barque de la relance économique, tout vouloir, le Green Deal, les relocalisations industrielles, des investissements stratégiques…
Toute relance de l’économie européenne qui ne serait pas transformatrice est vouée à l’échec, car elle répliquerait le modèle d’hier. Il faut accompagner les mutations économiques sur un plan écologique, sinon la future souveraineté européenne pourra être jetée aux orties et nous serons mangés à la sauce chinoise, noyés dans le bortsch russe ou cuits avec le McDo américain. C’est une question de survie et de notre réponse dépendra notre liberté, ou non, d’organiser nos vies.
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