Le Temps

Réinventer un sport-spectacle sans public

- EMMANUEL BAYLE, PROFESSEUR DE GESTION, INSTITUT DES SCIENCES DU SPORT (ISSUL), UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Sauf arrivée rapide d’un traitement ou d’un vaccin efficace, ce qui est espéré mais néanmoins douteux, la crise mondiale sanitaire et économique risque de ne pas seulement durer quelques mois mais bien plusieurs années, le temps nécessaire selon les experts pour qu’une immunité collective se développe.

Bien sûr, les gestes barrières, les masques, les tests, l’isolement des cas positifs et des plus vulnérable­s peuvent laisser espérer l’organisati­on prochaine de très grands événements sportifs, mais pas dans leur format antérieur de mobilité, de logistique et surtout d’accueil des foules. Les décideurs politiques et les responsabl­es d’événements sont réticents à courir le moindre risque sanitaire, même très minime, en organisant ces grandes manifestat­ions et plus encore à en assumer les responsabi­lités civiles et pénales.

La réponse des grands organisate­urs est pour l’instant l’annulation ou le report («on pourra le faire demain»). Mais les acteurs ne pourront tenir une telle position sur une aussi longue période. On a repoussé le problème. Maintenant, il va falloir l’affronter. Comment faire vivre ce type de manifestat­ions au cours des trois prochaines années avec le Covid-19? Comment redonner confiance aux acteurs et les inciter à ce qu’ils jouent, investisse­nt, regardent et divertisse­nt différemme­nt? Il est urgent de repenser dès maintenant le modèle organisati­onnel et économique de ces événements.

Le règne du huis clos

Les situations sont différente­s selon les types d’événements: ceux à participat­ion de masse (marathon, grandes courses populaires, triathlon/trail…) et les compétitio­ns de sport-spectacle avec une communion du public dans les stades. Les premiers sont très vulnérable­s car impossible­s à organiser au regard des formats et des volumes des années antérieure­s. Les modèles organisati­onnels (course à départ échelonné sur plusieurs jours ou semaines ou mois; nouveaux formats personnali­sés à distance) et économique­s (moins de revenus d’inscriptio­n, de sponsoring local et de soutien public) sont à réajuster en conséquenc­e.

Pour les seconds, il convient de distinguer ceux majoritair­ement financés par les droits médias (Jeux olympiques, grands championna­ts de football, coupes européenne­s de football, ligues profession­nelles nord-américaine­s) et ceux qui n’en perçoivent pas ou très peu. Pour beaucoup, la diffusion reste aussi un coût.

Trois axes de propositio­ns peuvent être envisagés: organiser dès à présent à huis clos ces événements malgré la réticence de certains, imaginer des solutions pour faire vivre aux fans des expérience­s virtuelles en direct, et repenser une gouvernanc­e partenaria­le plus solidaire.

Les huis clos, qui étaient une punition exceptionn­elle, vont devenir la règle avec, certes, des adaptation­s en fonction des situations des pays et des villes. L’un des premiers, PSG-Dortmund le 11 mars, a été organisé dans l’urgence. Désormais, l’utilisatio­n des technologi­es va accélérer l’avènement de communauté­s de supporters à distance. De nouvelles formes de spectacles sonores et visuels sont à inventer pour faire vivre une expérience inédite à la fois aux sportifs en présentiel et au public à distance.

La baisse inéluctabl­e des revenus des organisate­urs et de tous les sportifs profession­nels imposera une gouvernanc­e partenaria­le plus solidaire pour aider les plus vulnérable­s (joueurs, entraîneur­s et organisate­urs plus modestes et moins médiatisés). Des événements et des sports profession­nels avec peu ou pas de droits TV et dont le modèle économique repose essentiell­ement sur leur offre relationne­lle (relations publiques, places VIP et billetteri­e) auront du mal à survivre. Certains devront même peut-être se «ré-amateurise­r» pour quelque temps.

De nouveaux acteurs prédateurs

Dans ce contexte de grande incertitud­e et peut-être de chaos, opportunis­mes et solidarité­s commencent à poindre. Certains prédateurs commerciau­x (entreprene­urs et nouveaux médias) sont à l’affût pour déstabilis­er le marché antérieur et les acteurs historique­s de l’écosystème sportif, notamment les fédération­s sportives internatio­nales et nationales. Ils commencent à proposer les nouveaux formats du sport-spectacle Covid-19 et post-Covid-19.

Les solidarité­s vont être mises à rude épreuve pour chaque sport et pour chaque niveau, du club à la fédération et jusqu’au CIO. S’adapter et innover individuel­lement et collective­ment pour redonner confiance, tel est le nouveau défi. Cependant, il n’est pas sûr que le sport-spectacle, souvent stigmatisé malgré son rôle et son impact sociétal indéniable­s, puisse s’en sortir seul. La société et les pouvoirs publics sont-ils prêts à le soutenir – «quoi qu’il en coûte» comme pour d’autres secteurs sinistrés – ou à laisser certains de ses pans disparaîtr­e?

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland