L’ODYSSÉE DE CHIGOZIE OBIOMA
Entre mythologie igbo et roman d’amour tragique, l’auteur nigérian retrace le destin d’un homme égaré par la passion, sous le regard de son esprit protecteur. Epique et politique
En anglais, La Prière des oiseaux s’intitule An Orchestra of Minorities. Au sein de cet «orchestre des minorités», Chinonso, le héros du roman de Chigozie Obioma, joue une partition douloureuse et dissonante. Les dieux s’acharnent sur certains êtres avec une constance particulière, c’est le cas de ce Sisyphe malheureux. Chaque fois qu’il croit avoir réussi à remonter la pente, son rocher l’écrase de nouveau. Tout petit, il a perdu sa mère. L’oison que son père lui avait offert pour le consoler lui a été dérobé, ce vol lui a laissé un amer sentiment d’injustice. Puis ce père, aimant et protecteur, est mort lui aussi, lui laissant un élevage de poules. Il les aime, ces gallinacés, et c’est ainsi qu’on le voit pour la première fois, pataugeant dans la boue d’un marché, sous la pluie, heureux du beau coq blanc qu’il vient d’acheter. C’est un jeune homme plein d’énergie retrouvée qui va sauver d’un suicide probable une femme élégante, sur le point de se jeter d’un pont. La scène est rapportée par son «chi», dans une plaidoirie dont les enjeux se dévoileront peu à peu.
UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT
Les Igbo constituent un groupe ethnique important au Nigeria. Leur cosmogonie, décrite en annexe, est complexe. Le chi d’une personne y joue un rôle majeur. On peut se le représenter, dit Chinua Achebe, cité en exergue, «comme son identité parallèle dans le monde des esprits, l’être spirituel qui vient compléter l’être terrestre sous sa forme humaine; car rien n’existe seul, tout coexiste, tout a forcément son double». Le chi est une sorte d’ange gardien qui a accès aux pensées de son humain, qui peut tenter de l’influencer secrètement, mais n’a pas le droit de parler ni d’agir à sa place. S’il s’en éloigne parfois, il doit veiller sur lui dans les moments difficiles. Il peut communiquer avec les autres chi et échanger des conseils.
Le chi de Chinonso n’en est pas à son premier hôte, il a de l’expérience et du tact. Mais son «hôte» lui donne beaucoup de travail.
C’est lui, le chi, le narrateur de cette odyssée qui lui doit beaucoup de sa force. Il s’adresse aux puissances du monde des esprits pour obtenir une grâce: «Je suis venu en hâte, fusant sans entrave tel un javelot à travers les vastitudes de l’univers, car mon affaire est urgente, une question de vie ou de mort…»
Revenons à Chinonso sur son pont. Il réussit à convaincre la désespérée de renoncer à son projet. Entre eux naît un lien amoureux passionnel, fort mais socialement inacceptable. Elle est étudiante, fille de bourgeois enrichis, son père est un petit chef traditionnel attaché à son rang, et le frère, un jeune diplômé arrogant. Il est exclu qu’elle épouse un éleveur de poules sans éducation. Ndali est touchée par l’affection que son amoureux témoigne à ses poules comme à tout le vivant. Elle a été abandonnée par un fiancé, et la dévotion de Chinonso la rassure et la console. Mais la famille accumule les obstacles, humilie le garçon, le menace.
Naïf, Chinonso croit trouver une issue: il va vendre sa petite exploitation et acquérir un diplôme universitaire qui le rendra digne de son aimée. Il entend parler d’une université chypriote, du côté turc, qui accueille les étudiants africains. Plein d’espoir et d’élan, il s’embarque dans une aventure qui ne lui réservera que de graves déboires.
MODERNITÉ IMPITOYABLE
Il se retrouve seul, dépouillé de son argent, grugé, sur une terre aride dont il ne comprend ni la langue ni les moeurs. La question de la langue comme marqueur de classe traverse d’ailleurs tout le livre. Au Nigeria, c’est l’anglais du colonisateur, apanage des scolarisés et de l’administration, contre les langues locales, qu’on parle au marché, dans la rue ou dans l’intimité. A Chypre, c’est encore l’anglais de l’université et ce turc incompréhensible que parlent les habitants du lieu, luimême opaque.
Une aide miraculeuse se présente, qui se révèle encore plus toxique. Bref, c’est un homme brisé qui se retrouve encore une fois victime d’une injustice sous l’oeil désolé de son chi, qui observe, commente et tente d’empêcher le pire. La faconde de cet être, entre proverbes et tableaux de société, donne au livre un élan tonique, en dépit de la noirceur des faits. L’alliage de croyances traditionnelles, de rappels historiques – la guerre du Biafra – et de modernité impitoyable en fait un objet hybride et passionnant.
PÉNITENT EXALTÉ
Quand Chinonso rentre au Nigeria, des années plus tard, pauvre Ulysse en loques, c’est un autre homme: lui qui subissait avec soumission sa malchance, connaît enfin la colère. «Car l’âme d’un homme peut endurer longtemps des conditions impitoyables, mais elle finit, n’en pouvant plus, par se rebeller, se révolter», constate, impuissant, son chi.
Au pays, sa Pénélope a disparu. Commence alors pour Chinonso une nouvelle succession d’épreuves. L’amour tendre qui le guidait jusque-là se transforme en passion morbide. Il veut retrouver cette femme, lui faire payer la trahison dont il la soupçonne. Ce ne sont que malentendus tragiques, messages égarés, fausses informations. Quand l’homme qui l’avait volé et trompé, source de ses pires ennuis, surgit, transformé en pénitent exalté, prédicateur de Jésukri, le héros commence un chemin tortueux, entre pardon, apaisement et accès de folie vengeresse. Au bout du chemin guette la mort et le lent cycle des réincarnations, qu’on espère plus clémentes pour le pauvre Chinonso.
«C’est Dieu qui donne une voix aux insectes, aux oiseaux, aux muets, aux poules, à toutes les créatures qui ne peuvent pas chanter, et à l’orchestre des minorités»