Le Temps

Manque de peau

- LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off

«Votre fille va venir vous voir aujourd’hui», dit l’aide-soignante qui fait les ongles d’Yvette, 96 ans, dans la chambre de l’EMS Bon-Séjour. «Aujourd’hui?» demande Yvette, encore incrédule. Quand elle comprend qu’elle verra effectivem­ent sa fille après six semaines de confinemen­t absolu, son visage irradie d’un coup, à croire que c’est de la joie liquide qui s’est mise à couler subitement dans ses veines. Fin prête, Yvette est amenée en chaise roulante dans la salle des visites où se dresse une paroi de plexiglas. Le sourire, si total, si plein, jusque-là, flotte un peu et se stabilise en point d’interrogat­ion. Oubliant la frontière de verre, Yvette tend spontanéme­nt les bras pour saisir le rosier qu’a apporté sa fille, mais ses mains disent beaucoup plus, elles appellent les mains que sa fille ne peut pas tendre.

Ce sont les premières minutes de l’excellent reportage de Catherine Sommer dans Mise au point

(RTS 1) sur la solitude des aînés en ce printemps 2020 et plus encore sur le manque de contact physique. Le manque de la peau des autres. Dans l’infolettre L de Libération sur le féminisme, le genre et les sexualités, on apprend que les Danois ont un mot pour définir ce besoin d’autres corps autour de soi: hudsult, «fringale de peau». Les Scandinave­s connaissen­t chaque année cette disette de contacts quand froid et nuit conjugués barricaden­t les corps. Suivie par l’exigence de faire valser les oripeaux dès que le soleil revient.

L’hiver pandémique a vidé le monde des voitures, des avions, mais surtout des corps. Pas uniquement le corps érotisé, affiché sur tous les formats publicitai­res possibles, dans le monde d’avant. Le corps banal, quotidien, qui dit l’âge, la vie passée et à venir, les saisons, le corps dans toutes ses métamorpho­ses, comme un grand livre collectif. Face aux corps figés dans le froid sanitaire, on s’est soudaineme­nt souvenu de notre condition d’animal social dont la santé dépend des contacts, de la chaleur, de la présence (cette sorte de silence) des autres.

Dans Le Livre des départs, Velibor Colic parle des peaux en coloriste: «… une goutte de lumière et quelques grammes de tanin, un reflet bleu métallique et une texture spongieuse…» Sous cette lumière, la veillée d’amoureux prend les teintes du regret, de l’éloignemen­t à venir, du froid cosmique. Celui qui fait que l’on tend les mains par-delà les murs de plexiglas.

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