Le Temps

UNE JEUNESSE EN FEU SUR UN ÉCRAN NOIR

- ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser Sauf «Eden» (L’Ecole des loisirs), tous les romans d’Emmanuelle Bayamack-Tam et de Rebecca Lighieri sont parus chez P.O.L.

Dans son dernier roman, Emmanuelle Bayamack-Tam, alias Rebecca Lighieri, enflamme l’adolescenc­e de Karel, Hendricka et Mohand, fratrie livrée à la violence d’un père dans les quartiers nord de Marseille

Se couler dans la peau d’une autrice de romans noirs, tremper sa plume dans le cinéma, le foot, la littératur­e et les chansons populaires, et dépecer lentement, mais avec soin et fougue, la vie, les coeurs et les âmes d’une petite troupe d’adolescent­s des quartiers nord de Marseille au début des années 1990.

Impercepti­blement, les pousser à l’amour et au crime, les amener à se venger, parfois, de ceux qu’ils aiment ou de ceux qui les tuent, et au premier chef, d’eux-mêmes. Par une écriture directe, précise, mais aussi étonnammen­t libre, se fondre dans l’énergie palpitante de la jeunesse, s’en nourrir, la regarder flamber, s’éparpiller, exploser, s’épanouir. Capter la vie elle-même dans son animalité, sa fureur, ses lents détours et ses raccourcis soudains, écouter les pulsations des coeurs, restituer avec gourmandis­e la sensualité des corps, de tous les corps quels qu’ils soient; les regarder bouger et se brûler au rythme des chansons populaires, sur Céline Dion ou Richard Cocciante, Khaled, Julio Iglesias, Mike Brant, IAM ou Cheb Hasni, mais aussi Marvin Gaye, Terence Trent D’Arby, Otis Redding et les Jakson Five.

ENTRE MÉLO ET THRILLER

Tout cela se retrouve dans le dernier et formidable roman de Rebecca Lighieri, Il est des hommes qui se

perdront toujours. Un livre haletant, qui vous emporte comme un mélo ou un thriller, mais qui vous nourrit comme un grand roman. Car l’autrice est capable d’explorer et de raconter sans s’encombrer de morale inutile, sans cliché, sans jugement, avec une étonnante bienveilla­nce et une liberté totale, les noirceurs, les souffrance­s, les abîmes, les perversité­s, les fulgurance­s et les amours de l’enfance puis de l’adolescenc­e.

Au centre du récit, une fratrie – le narrateur, Karel, sa soeur Hendricka et son frère Mohand – née de parents destructeu­rs. Le père, Karl, un Belge échoué à Marseille, dans une cité imaginaire nommée Antonin Artaud, est junkie, dealeur, alcoolo, violent. Seule son incroyable beauté, puis le souvenir de celle-ci, éclaire sa folie et sa cruauté. La mère, Loubna, est Kabyle, asthénique, aimante un peu, mais s’est épuisée, elle aussi, à coups de flashs d’héroïne. Les deux aînés sont, comme leur père, beaux à se damner, et plus d’un, plus d’une s’y laisseront prendre. Le troisième, Mohand, figure de sauveur au parcours quasi christique, possède un charme étrange malgré ses disgrâces physiques. Par chance, il y a les amis, et surtout le camp des gitans et la colline attenante, lieu magique, lieu de l’amitié, de l’amour et des secrets longtemps tus.

Karel observe le monde autour de lui, tente d’aimer, de sauver, de s’en sortir: «Vous n’empêcherez pas qu’il y ait des âmes destinées au poison. Depuis que j’ai lu cette phrase d’Artaud, j’accepte que les gens autour de moi aillent à leur perte. Simplement, il n’est pas question qu’ils m’y entraînent.»

Rebecca Lighieri est une version noire d’Emmanuelle Bayamack-Tam, autrice fêtée pour Arcadie (2018, Prix du livre Inter 2019), autre roman de l’adolescenc­e, plus solaire mais non moins vivant que celui-ci et tout autant branché sur le temps présent.

Emmanuelle Bayamack-Tam a publié, sous le nom de Rebecca Lighieri, quatre livres. Husbands, en 2013, premier «thriller» angoissant où trois maris mettaient à nu leur vie de couple, puis Les Garçons

de l’été, en 2017, portraits d’adolescent­s surfeurs et trompeusem­ent bien sous tous rapports, mais aussi Eden, un roman pour adolescent­s, paru en 2019 à L’Ecole des loisirs. Ce troisième livre n’a pas la noirceur des autres, où sévissent de dangereux psychopath­es, mais comme ses prédécesse­urs et comme Il est des hommes qui se perdront toujours

– où les protagonis­tes sont eux aussi confrontés à la folie destructri­ce de Karl, le père dément – c’est un roman de genre.

UN DEGRÉ DE FICTION SUPPLÉMENT­AIRE

Emmanuelle Bayamack-Tam écrit sur la famille, sur les violences secrètes, sourdes qui la secouent, la démembrent aussi parfois mais également sur l’amour qui sauve et transfigur­e. Dans ses romans noirs, comme dans Il est des hommes qui se perdront

toujours, la violence devient visible, explose sur le devant de la scène, tout comme sa langue qui se libère. Ses autres oeuvres sont plus oniriques, moins directes, plus lumineuses sans doute, mais pas forcément moins radicales.

Au moment de la parution des Garçons de l’été, Emmanuelle Bayamack-Tam s’expliquait en vidéo sur le site de son éditeur, P.O.L, sur l’usage du pseudonyme, Rebecca Lighieri: «Je ne suis plus dans les romans poétiques que j’écris sous le nom de Bayamack-Tam, plutôt dans le roman noir.» Et d’ajouter: «Ce pseudonyme, j’y tiens pour afficher une différence d’écriture, de méthode, de procédé, d’intention, mais je me dis aussi que, finalement, j’aurais toujours dû publier sous pseudonyme. Je n’y ai pas pensé, c’est dommage. Rebecca Lighieri, c’est un degré de fiction supplément­aire, un écran de plus, et ça me plaît comme idée.»

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(JOSÉ NICOLAS/CORBIS) Rebecca Lighieri excelle à explorer les abîmes, les perversité­s, les fulgurance­s et les amours qui relient les ados de cité.
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Pages | 384
Genre | Roman Auteur | Rebecca Lighieri Titre | Il est des hommes qui se perdront toujours Editeur | P.O.L Pages | 384

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