Le Temps

«LA PANDÉMIE EST UNE LEÇON QUE NOUS DEVONS ACCEPTER»

- JULIE RAMBAL @julie_rambal

En philosophe de l’environnem­ent, Glenn Albrecht crée de nouveaux mots pour décrire le désarroi des humains face à une nature défigurée. Depuis sa ferme australien­ne, il évoque son espoir que le Covid-19 puisse permettre une prise de conscience collective

A 65 ans, le philosophe australien Glenn Albrecht, amoureux de la nature, a passé sa vie à alerter sur la relation mortifère de l’homme à son environnem­ent et ses conséquenc­es. Egalement amoureux des mots, et persuadé que la parole libère et peut même permettre de tendre vers un avenir meilleur, il propose un nouveau langage pour nommer les émotions ressenties face au désastre écologique, mais aussi face à l’espoir d’une réconcilia­tion entre les humains et leur environnem­ent. Des mots qui peuvent aider à bâtir une nouvelle ère apaisée, qu’il appelle de ses voeux et qu’il nomme «symbiocène».

Nous avions rencontré ce sage de passage à Paris, mi-mars, juste avant l’éclatement de la pandémie, pour évoquer son livre tout juste traduit en français, Les Emotions de la Terre. Des nouveaux mots

pour un nouveau monde. Nous l’avons recontacté pour lui demander de réagir également, depuis son confinemen­t dans sa ferme australien­ne, sur les liens entre ce nouveau virus et notre relation à la terre. Entretien en deux temps.

Pour décrire la détresse ressentie face aux ravages du dérèglemen­t climatique, vous avez créé le concept de «solastalgi­e». Pouvez-vous le résumer?

J’ai créé ce mot pour décrire l’émotion que ressentent les gens lorsqu’un environnem­ent auquel ils se sentent intimement liés subit l’assaut de forces sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. La solastalgi­e est une sorte de mal du pays, mais ressenti alors qu’on est encore chez soi. C’est l’expérience existentie­lle d’un changement négatif de son environnem­ent. Des Inuits, qui perdent leur monde, aux Australien­s, qui se sont retrouvés impuissant­s devant les feux de broussaill­es dans le bush, toutes les population­s du monde l’éprouvent.

«Ecocide», «écoanxiété», «écoparalys­ie»: vous proposez en fait une nouvelle langue pour décrire ces

nouvelles émotions… Le monde a changé rapidement, et de façon massive, au cours du siècle passé. Mais le langage pour définir notre relation à la Terre n’a pas évolué au même rythme, et les idées que nous utilisons se rapportent toujours à l’holocène, une période de relation stable à l’environnem­ent qui a duré onze mille ans. J’ai créé ces néologisme­s car notre relation à l’environnem­ent n’est plus la même. Or il faut un langage adapté à ce que nous ressentons devant le dérèglemen­t du climat, la disparitio­n des espèces, etc.

Jusqu’ici, nous avions toujours pris pour acquis notre relation positive à l’environnem­ent. La beauté du monde était là, il suffisait de sortir écouter les oiseaux. Maintenant que nous sommes sur le point de perdre cette relation, il faut des mots neufs.

Pourquoi les mots sont-ils si importants?

Nous sommes tous liés par ces changement­s. Il nous faut un langage commun pour donner un sens au monde dans lequel on vit. Pouvoir décrire nous permet d’agir.

Pour sortir de l’anthropocè­ne et de l’impact négatif de l’activité humaine sur l’environnem­ent, vous proposez le concept de symbiocène. Quel est-il?

L’anthropocè­ne a été une ère de domination humaine sur tous les autres systèmes terrestres, et aussi le début de notre propre destructio­n. A l’opposé, le symbiocène s’envisage comme notre réintégrat­ion harmonieus­e aux principaux systèmes terrestres. Il est fondé sur la symbiose, une manière de vivre en harmonie avec les autres espèces. Il ne s’agit pas de revenir à l’époque de pré-révolution industriel­le pour y parvenir, mais plutôt de créer quelque chose de neuf, en mobilisant toute notre intelligen­ce d’Homo sapiens. J’ai l’espoir que cela soit un moment très créatif.

Pour changer aussi radicaleme­nt de civilisati­on, la raison sera-t-elle suffisante ou avons-nous besoin d’éprouver l’expérience du chaos?

Les deux. Le chaos est un stimulant. Regardez les feux en Australie. Les incendies ont provoqué un réveil concernant l’importance de notre relation avec la nature et le reste du vivant. On ne peut plus faire semblant d’ignorer les conséquenc­es de nos vies dans des maisons, des voitures et des cinémas climatisés. Le chaos peut amener à un certain degré de raison.

Certains chercheurs affirment que la pandémie de Covid-19 est liée au changement climatique et à la façon dont nous traitons les animaux. Qu’en pensez-vous?

Oui, cette épidémie est liée à la violence humaine envers l’environnem­ent. Les épidémies zoonoses (provenant d’autres animaux) nous montrent de façon criante que nous avons perturbé l’équilibre naturel au point que les agents pathogènes (bactéries, prions, virus) sont maintenant capables de franchir les barrières entre espèces, et de contaminer les humains via les marchés, l’agricultur­e, la nourriture industriel­le, etc. La pandémie nous montre que nous nous sommes trompés de chemin. C’est une leçon que nous devons accepter. Cette pandémie, nous nous la sommes auto-infligée.

L’endommagem­ent de l’écosystème a poussé nombre d’espèces vers de nouvelles zones géographiq­ues où elles entrent en contact avec des humains et d’autres animaux. Ainsi que leurs virus. Le réchauffem­ent climatique a poussé les humains, comme les animaux, vers de nouveaux endroits où les conflits et la contaminat­ion inter-espèce peuvent survenir.

Nous aurions dû retenir de l’épidémie de «vache folle» que l’élevage industriel est également un vecteur de nouvelles maladies ou de la résurgence d’anciennes pathologie­s qui sont, par exemple, résistante­s aux antibiotiq­ues. Mais nous ne l’avons pas fait…

Ce choc peut-il accélérer le symbiocène? Depuis le confinemen­t, nous avons tous constaté une réduction des émissions de gaz à effet de serre. Nous avons vu aussi un réensauvag­ement spontané, avec des animaux s’aventurant jusque dans les centresvil­les. Nous ne pourrons pas oublier ces images…

Combien de fois n’at-on pas entendu qu’il était impossible de changer le statu quo actuel ou que, même si nous pouvions le changer, cela prendrait un temps infiniment long pour y arriver? Ces prétendues contrainte­s ont explosé le mois dernier. Cela montre que la capacité des humains à changer rapidement ainsi que la capacité de la nature à rebondir sont grandes.

La faillite du pilier central du monde actuel – capitalism­e, industrie globalisée, privatisat­ion maximale du domaine public – saute aux yeux de tous. Nous sommes déjà entrés dans l’un de ces moments où tout peut changer.

Pour que le traumatism­e du Covid-19 soit utile à l’humanité et à la planète, que souhaitez-vous pour l’avenir?

Il y a une leçon simple à retenir du coronaviru­s. La santé humaine, mentale comme physique, dépend de celle de l’écosystème. Et notre savoir dans ce domaine doit venir de la science, pas de la politique, ni de l’économie. L’anthropocè­ne a détruit la santé de l’écosystème dans le monde entier, en favorisant l’écocide, la pollution, l’extinction des espèces, le réchauffem­ent climatique, et plus encore… Notre système de production de masse a «contaminé» la chaîne alimentair­e, offrant de nouvelles possibilit­és aux maladies pour se développer. Le destin d’Homo sapiens est d’utiliser son intelligen­ce et sa sagesse,

sapiens, pour que les humains vivent en harmonie avec le reste de la vie sur cette planète incroyable qu’est la Terre. Après tout, c’est chez nous.

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(SIMONE DE PEAK/FAIRFAX MEDIA) «Le chaos est stimulant», soutient Glenn Albrecht, conscient des trésors de créativité dont est capable l’espèce humaine. Même face au pire.
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Pages | 400
Genre | Essai Auteur | Glenn Albrecht Titre | Les Emotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde Editeur | Les Liens qui libèrent Pages | 400

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