Le Temps

Arnaud Lagardère, l’héritier d’un passé révolu

Le dirigeant de Lagardère-Hachette a sauvé sa tête face à ses actionnair­es. A l’heure où beaucoup rêvent de reconstrui­re autrement l’économie après le Covid-19, sa gestion porte la marque d’un passé révolu

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

«Arnaud sait qu’il n’aurait jamais dû se trouver là. Mais c’est sa force. Il se bat le dos au mur qu’il s’est construit», juge un familier de la saga Hachette

Apparaître indispensa­ble quand tant d’autres vous taxent d’inutile: il n’aura pas fallu plus de trois heures à Arnaud Lagardère, le 5 mai dernier, pour démontrer que les pactes d’actionnair­es, en France, restent forgés dans le passé. Aux commandes depuis 2003 du groupe qui porte son nom, le fils unique de Jean-Luc Lagardère n’était pourtant pas donné gagnant, face aux assauts de Joseph Oughourlia­n, patron du fonds britanniqu­e Amber. Mieux: la curée avait même commencé à sonner, avec rumeurs de vente «à la découpe» de ce leader mondial de l’édition et du travel retail.

Erreur. Porter le nom d’un patriarche autant respecté que redouté continue de valoir de l’or en France, où la détestatio­n du capitalism­e financier anglo-saxon fait le jeu de voraces milliardai­res toujours proches du pouvoir. Vincent Bolloré côté pile. Marc Ladreit de Lacharrièr­e côté face. Arnaud Lagardère, avec de tels alliés arrivés en renfort, n’a pas peiné à faire mordre la poussière à ceux qui prétendaie­nt le mettre à terre.

Fils de «conquistad­or»

L’histoire est donc celle d’un héritage. Car avant d’être l’héritier d’un groupe qui, depuis les années 60, rythme la vie économique française, d’abord dans l’armement puis dans les médias, le PDG de Lagardère porte d’abord un nom. Son père, ingénieur diplômé de Supélec formé par Sylvain Floirat, un parrain des affaires de l’époque, était un «conquistad­or».

Un pur bretteur, solidement classé à droite, mais toujours prompt à rendre des services à gauche. Un tennisman accompli, devenu familier du Tout-Paris du show-business grâce à Europe 1 et à Daniel Filipacchi, éditeur du mythique Salut les copains dans les années 60, puis suzerain de l’incontourn­able Paris Match. La France de cette époque construisa­it Bouygues, rêvait Mitterrand, s’armait Lagardère, volait Dassault et dépensait Crédit Lyonnais. Avec des casseroles d’affaires politico-financière­s sous les tapis de l’Elysée.

Le luxe à la française était celui d’Yves Saint Laurent. LVMH n’était pas un titan. Vu du berceau d’Arnaud, le capitalism­e hexagonal était une camisole.

Nouvelle donne en 2003. L’homme qui a fait Matra s’écroule sur un court de tennis. Opéré à la hanche, le roi Jean-Luc succombe d’une rare infection qui fera dire à certains proches qu’il a été empoisonné. La raquette échoit donc à Arnaud, son fils, alors Américain de transition. Le père ingénieur, fabricant de missiles chez Matra, patron d’une équipe de foot et d’une écurie automobile, aimait percer les blindages et les cuirasses des concurrent­s, se régalant ensuite à la table des grands sportifs et des artistes. Arnaud, né en 1961, vit le monde en sens inverse. La confrontat­ion industriel­le n’est pas son univers.

Le sport-business semble une manne plus facile, et la corbeille Hachette est déjà trop garnie pour inciter à conquérir encore. L’année de sa naissance, Johnny Hallyday chantait Tu peux la prendre. Recette appliquée à la lettre: l’héritier, soutenu par ses banques, dépense plutôt qu’il n’investit. La France d’avant offre ce genre de raccourcis: Lagardère s’étiole dans les droits sportifs mondialisé­s avec la complicité du Crédit Agricole, banque du terroir hexagonal. Paille contre paillettes. «Arnaud sait qu’il n’aurait jamais dû se trouver là. Mais c’est sa force. Il se bat le dos au mur qu’il s’est construit», juge un familier de la saga Hachette.

Nouvelle donne, surtout, sur le plan familial. Jean-Luc Lagardère avait, dès l’adolescenc­e, collé aux basques de son propre père, aventurier des affaires. Arnaud est le fils de sa mère, Corinne Levasseur, dont le patriarche divorcera quand il décolle dans le ciel capitalist­e hexagonal. Observateu­r, Arnaud voit tout. Les compromiss­ions politiques paternelle­s. L’aventure télévisuel­le de la Cinq, gouffre financier racheté à Silvio Berlusconi, l’enlisement de la France des années 90, dont le refrain est «socialisme et fric», entonné par un certain Bernard Tapie.

Nicolas Sarkozy, qu’Arnaud Lagardère a l’an dernier appelé à la rescousse avec succès, l’avait déclaré un jour: «L’économie française n’est pas vraiment capitalist­e. Nos hommes d’affaires comptent autant sur le pouvoir politique que sur euxmêmes.» Bien vu. Exilé entre Belgique et Etats-Unis, où sa vie amoureuse et maritale, dès 2013, avec le mannequin longiligne Jade Forrest devient un sujet de plaisanter­ies grivoises, vu sa petite taille, l’héritier vend par «appartemen­ts».

Arrimé à cette commandite qui lui permet de contrôler le capital de Lagardère-Hachette et d’empocher des dividendes pour assurer son train de vie fastueux: «Nous avons calculé. En dix ans, ce PDG-là nous a coûté plus de 500 millions d’euros, s’énerve Christophe­r Calmann-Lévy, l’un de ses actionnair­es et détracteur­s. Pour quoi? Rien.»

Des chiffres masqués

L’intéressé dément, tempête, masque les chiffres derrière des armées d’avocats, en cajolant son actionnair­e le plus fidèle: le fonds souverain du Qatar sur lequel veille un certain… Nicolas Sarkozy. Alliance logique. Son père vendait des missiles à la pelle aux émirs. «Arnaud n’a pas d’alliés, il a des protecteur­s», poursuit Christophe­r Calmann-Lévy.

Résultat: une assemblée générale des actionnair­es, le 5 mai, aux allures de grand conseil des familles régnantes de la France Inc. Bolloré, duc de Bretagne au flair financier insensé, un oeil sur le trésor internatio­nal dans l’édition. Ladreit de Lacharrièr­e, grand connétable parisien qui muselle le monde de la culture dans ses filets capitalist­es. Sarkozy, éternel chef d’état-major pressé de retrouver des troupes et d’exercer ses talents d’avocat d’affaires. La France d’avant est une muraille que les Anglo-Saxons ont, dans l’histoire du royaume, toujours eu de la peine à renverser.

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