Le Temps

Le plaidoyer d’un juriste en faveur de l’applicatio­n de traçage

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Je suis très attaché à la protection des données et j'ai oeuvré pour la renforcer. Je me suis engagé pour éviter que les GAFA ne fassent main basse sur nos données et ne nous enferment dans leurs écosystème­s où règnent leurs lois. J'ai donc été d'abord sceptique face aux projets de traçage de proximité (contact tracing) que les Etats comptent déployer pour lutter contre le Covid-19. Le risque d'une surveillan­ce généralisé­e, d'une utilisatio­n ultérieure de données sensibles à des fins contraires à l'intérêt public et d'une captation de ces données par des multinatio­nales est énorme.

Malgré cela, je soutiens le projet DP-3T, développé notamment par l'EPFL et l'ETHZ. Pas parce qu'en raison de l'ampleur de la crise, il faudrait sacrifier ses principes (surtout pas!). Pas parce que la lutte pour la sphère privée est déjà perdue (c'est faux!). Mais parce que c'est un projet qui permet de conjuguer l'intérêt public de lutter efficaceme­nt contre la pandémie et le respect de la sphère privée. Je le soutiens d'abord parce qu'il est décentrali­sé, c'est-à-dire que les informatio­ns de proximité collectées par nos téléphones restent dans nos téléphones. Le serveur central (appelé à être géré par l'OFSP) se contente de vérifier que les annonces de cas positifs sont légitimes, et de retransmet­tre cette informatio­n.

Les personnes infectées sont ensuite redirigées vers les services médicaux, sans pour autant que leur identité soit révélée au système. Ce n'est pas l'algorithme qui prend les décisions subséquent­es, comme faire un test ou décréter une quarantain­e, mais bien un humain; un médecin, sur la base d'un jugement clinique. Ce n'est pas un système de géolocalis­ation ou de suivi des déplacemen­ts et des contacts (même si certains l'ont prétendu). Je soutiens aussi le système DP-3T parce qu'il est open source: transparen­t, documenté, examinable et corrigeabl­e. Enfin, je le soutiens parce que les données sont efficaceme­nt cryptées.

La clé du succès de cette applicatio­n sera la confiance. Sinon, il sera impossible de convaincre assez de monde pour atteindre l'efficacité escomptée. La confiance se gagnera notamment par le volontaria­t. Ne serait-ce qu'en raison de la fracture numérique, il faut éviter qu'utiliser cette applicatio­n ne soit obligatoir­e par décret étatique ou, indirectem­ent, parce qu'il faudra démontrer qu'on l'utilise avant de bénéficier de prestation­s publiques ou privées, ou parce que les employeurs l'imposent à leur personnel (ce serait illégal). En outre, le volontaria­t ne peut être qu'un consenteme­nt éclairé: inciter la population à utiliser un outil numérique dans un but de santé publique ne peut fonctionne­r que si on sait exactement à quoi on s'engage. Au vu de certaines prises de position, il y a encore du pain sur la planche en matière d'explicatio­n. La confiance se gagne aussi par un réel anonymat: il faudra veiller à ce qu'il n'y ait aucune possibilit­é de ré-identifier les utilisateu­rs. Il faudra enfin s'assurer que les données soient définitive­ment effacées et ne puissent pas être utilisées dans un autre but, même d'intérêt public, que celui prévu par la base légale.

Jusqu'à présent, la lutte numérique contre le Covid-19 ressemble surtout à une aubaine pour les GAFA, ceux qui captent les données comme ceux qui tuent les petits commerçant­s. Le projet DP-3T, à condition d'en rendre l'utilisatio­n réellement volontaire et limitée à la durée de la crise, permettra enfin que les progrès du numérique servent exclusivem­ent l'intérêt public. Car tant que les citoyens auront l'impression que les nouvelles technologi­es ne servent qu'à les mettre à la merci des géants du Net ou à créer une surveillan­ce généralisé­e, ils seront réticents face à bon nombre d'innovation­s.

Un dernier élément m'a convaincu: la souveraine­té numérique. Jusqu'ici, la plupart des nouveaux standards numériques – et des nouvelles règles qui en découlent, mais aussi la philosophi­e sous-jacente – viennent de Californie. En conséquenc­e, les Etats peinent à appliquer leurs propres règles dans l'espace numérique. C'est une perte de souveraine­té massive et insidieuse. Qu'une solution développée en Suisse devienne un nouveau standard serait un réjouissan­t retourneme­nt de tendance! Il faudra s'assurer que les données soient définitive­ment effacées et ne puissent pas être utilisées dans un autre but, même d'intérêt public, que celui prévu par la base légale.

Il faudra s’assurer que les données soient définitive­ment effacées et ne puissent pas être utilisées dans un autre but, même d’intérêt public, que celui prévu par la base légale

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DOCTEUR EN DROIT, ANCIEN PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES JURIDIQUES DU CONSEIL NATIONAL
JEAN CHRISTOPHE SCHWAAB DOCTEUR EN DROIT, ANCIEN PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES AFFAIRES JURIDIQUES DU CONSEIL NATIONAL

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