Consommer autrement après la crise?
Plus local, plus bio… la pandémie de Covid-19, en nous confinant, en fermant magasins et frontières, a bousculé les consommateurs suisses
■ Mais ce changement est-il durable? On peut en douter en voyant les files d’attente qui se sont formées devant les fast-foods, dès l’amorce du déconfinement
■ Achats massifs en ligne, recours aux livraisons, la fermeture des commerces n’a pas empêché la population de consommer, mais différemment
■ Si les habitudes d’achat ne sont donc pas fondamentalement bouleversées, l’e-commerce ressort dopé de la crise et conservera certains de ses acquis
Il y a de quoi être un peu perdu. Cette période de crise a bouleversé nos habitudes de consommation, marquées par un intérêt croissant pour les produits locaux et bios. Mais, alors que le déconfinement s'amorce, les premières réouvertures se sont traduites par une ruée dans les McDonald's, symboles de la mondialisation. Nos habitudes de consommation et nos comportements sont-ils voués à reprendre leur cours d'avant la crise? Ou pouvons-nous imaginer une reprise économique plus sociale, plus locale et plus écologique?
L'erreur serait d'abord, pour Marlyne Sahakian, professeure en sociologie de la consommation à l'Université de Genève, de voir cette période comme un temps d'arrêt. «Nous l'avons vu au début de la crise avec les achats massifs dans les supermarchés, puis avec la forte hausse des livraisons, mais aussi avec le visionnage de très nombreux films et séries en ligne: la consommation pendant cette crise est peut-être moins visible, mais elle existe bien.»
Tester de nouveaux systèmes d’approvisionnement
Le semi-confinement a bien été pour certains l'occasion de repenser leur consommation, atteste Marlyne Sahakian. «Les personnes qui travaillent à la maison et vivent dans un certain confort n'ont jamais eu auparavant une occasion pareille de réfléchir à leur consommation et de changer leurs habitudes.»
D'autres ont choisi les petits commerces de proximité pour éviter les attentes au supermarché ou pour des raisons sanitaires. «C'est une phase test pour beaucoup, qui apprennent à découvrir des nouveaux systèmes d'approvisionnement, qu'ils ou elles auront peut-être envie de garder par la suite», souligne la sociologue.
«Cette crise sanitaire a en outre sensibilisé, au-delà des habitués citadins, tout un pan de population rurale ou installée en périphérie des villes, moins familière de ces modes d'approvisionnement», relève David Grandgirard, enseignant-chercheur en agronomie à l'institut français UniLaSalle (agriculture et sciences de la terre). «De quoi certainement doubler le nombre de personnes intéressées et conscientes, qui maintiendront au moins partiellement sur l'année ces modes d'approvisionnement», souligne le chercheur.
«Certains ont en outre pris conscience de notre dépendance aux autres pays, parfois à l'autre bout de la terre, estime Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs. Mais les gens continueront de privilégier les circuits courts seulement s'ils sont plus pratiques».
Sur ce point, la vente directe est désavantagée par rapport aux supermarchés. «Ce pic de demande a l'avantage d'avoir forcé les producteurs à mettre en place des systèmes de vente directe, de livraison à domicile, de drive paysan; ils maîtrisent mieux ces modes opératoires, en auront moins peur et sont désormais mieux armés. Mais ils n'ont pas pour autant comblé le gouffre qui les sépare de la grande distribution en termes de logistique et d'informatique», ajoute David Grandgirard. «C'est un autre métier, qui implique des ressources financières et humaines que les producteurs n'ont pas nécessairement», renchérit François Monin, responsable de politique agricole à l'Union suisse des paysans (USP).
En Suisse, un cinquième seulement des exploitations propose de la vente directe. Et ce canal ne représente des revenus substantiels – 50% ou plus du chiffre d'affaires – que pour 5% d'entre elles (en 2018). «Il nous faudra un peu de recul pour voir si la crise a fait évoluer ces chiffres, mais cela reste une activité marginale», observe François Monin.
Demeure en outre la question des capacités, puisque la Suisse a un taux d'auto-approvisionnement qui dépasse à peine les 50% les années où les récoltes sont bonnes. «Nous dépendons fortement des importations», souligne François Monin.
Dès lors, pas de révolution, tout au plus «une traînée de fond opérationnelle laissée par la crise, en sus de l'éveil de certaines consciences», prévoit David Grandgirard. D'autant que les systèmes globalisés, si décriés soient-ils au plan écologique et social, ont fait preuve d'une certaine résistance. A l'instar des tomates ou des fraises d'Almeria ou Huelva en Espagne, arrivées sans encombre sur les étals: «Installée à l'année à proximité des sites, la maind'oeuvre avantageuse fait pour ainsi dire partie de ces infrastructures, pour lesquelles il n'y a plus de saisonnalité», note David Grandgirard. Au contraire de certains producteurs bios locaux, susceptibles de souffrir de pénuries de travailleurs pour le désherbage et la récolte, précise le chercheur.
La question des prix
Des denrées importées par ailleurs produites dans une logique d'optimisation des coûts, vendues à des prix défiant toute concurrence. Tandis que la crise pourrait conduire à un renchérissement de celles produites localement, en raison de l'endettement induit par la crise, avertit Lucian Ceapraz, agroéconomiste à UniLaSalle:
MARLYNE SAHAKIAN, PROFESSEURE EN SOCIOLOGIE DE LA CONSOMMATION À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
«Certains agriculteurs pourraient répercuter sur leurs prix le remboursement des crédits contractés pour faire face aux difficultés».
Or, si un facteur devrait conditionner pour un certain temps le comportement du consommateur, c'est celui du prix, selon une étude publiée la semaine dernière par l'Institut Gottlieb Duttweiler. «Au sentiment d'insécurité sanitaire s'ajoute l'incertitude économique, qui va perdurer, conduisant à une certaine prudence dans les dépenses», relève son directeur, David Bosshart. Il pointe au passage les risques d'une récession, doublée de hausses d'impôts ou de taxes pour compenser les aides débloquées en faveur de l'économie par les gouvernements.
Ainsi, les quelque 12 milliards de francs économisés pendant les restrictions, selon Credit Suisse, ne suffiront pas à gommer les inquiétudes de ménages «qui ne sont pas tous logés à la même enseigne»: dans une analyse publiée lundi, la banque s'attend à une baisse de 2,1% de la consommation privée totale corrigée de l'inflation cette année – une première depuis 1993. D'autant que pendant les deux mois de semi-confinement, les ménages suisses ont perdu 15,3 milliards de francs de revenus en raison du chômage et du chômage partiel, est-il écrit.
Pour Marlyne Sahakian, l'effet rebond n'est pas exclu: «Il est possible que nous assistions à une phase de surconsommation pour ceux qui peuvent se le permettre».
Mais remettre en question son comportement d'achat est passé pour nombre de citoyens au second plan des priorités, selon Marlyne Sahakian: «Beaucoup vivent en ce moment une situation très difficile: ils avaient pour habitude d'aller faire leurs courses en France voisine pour des raisons financières, les femmes en particulier croulent sous une surcharge de travail domestique… ils n'ont ni le temps ni les ressources de repenser leur consommation.»
«Beaucoup n’ont ni le temps ni les ressources de repenser leur consommation»