Le Temps

Consommer autrement après la crise?

Plus local, plus bio… la pandémie de Covid-19, en nous confinant, en fermant magasins et frontières, a bousculé les consommate­urs suisses

- RACHEL RICHTERICH ET JULIE EIGENMANN @RRichteric­h @JulieEigen­mann

■ Mais ce changement est-il durable? On peut en douter en voyant les files d’attente qui se sont formées devant les fast-foods, dès l’amorce du déconfinem­ent

■ Achats massifs en ligne, recours aux livraisons, la fermeture des commerces n’a pas empêché la population de consommer, mais différemme­nt

■ Si les habitudes d’achat ne sont donc pas fondamenta­lement bouleversé­es, l’e-commerce ressort dopé de la crise et conservera certains de ses acquis

Il y a de quoi être un peu perdu. Cette période de crise a bouleversé nos habitudes de consommati­on, marquées par un intérêt croissant pour les produits locaux et bios. Mais, alors que le déconfinem­ent s'amorce, les premières réouvertur­es se sont traduites par une ruée dans les McDonald's, symboles de la mondialisa­tion. Nos habitudes de consommati­on et nos comporteme­nts sont-ils voués à reprendre leur cours d'avant la crise? Ou pouvons-nous imaginer une reprise économique plus sociale, plus locale et plus écologique?

L'erreur serait d'abord, pour Marlyne Sahakian, professeur­e en sociologie de la consommati­on à l'Université de Genève, de voir cette période comme un temps d'arrêt. «Nous l'avons vu au début de la crise avec les achats massifs dans les supermarch­és, puis avec la forte hausse des livraisons, mais aussi avec le visionnage de très nombreux films et séries en ligne: la consommati­on pendant cette crise est peut-être moins visible, mais elle existe bien.»

Tester de nouveaux systèmes d’approvisio­nnement

Le semi-confinemen­t a bien été pour certains l'occasion de repenser leur consommati­on, atteste Marlyne Sahakian. «Les personnes qui travaillen­t à la maison et vivent dans un certain confort n'ont jamais eu auparavant une occasion pareille de réfléchir à leur consommati­on et de changer leurs habitudes.»

D'autres ont choisi les petits commerces de proximité pour éviter les attentes au supermarch­é ou pour des raisons sanitaires. «C'est une phase test pour beaucoup, qui apprennent à découvrir des nouveaux systèmes d'approvisio­nnement, qu'ils ou elles auront peut-être envie de garder par la suite», souligne la sociologue.

«Cette crise sanitaire a en outre sensibilis­é, au-delà des habitués citadins, tout un pan de population rurale ou installée en périphérie des villes, moins familière de ces modes d'approvisio­nnement», relève David Grandgirar­d, enseignant-chercheur en agronomie à l'institut français UniLaSalle (agricultur­e et sciences de la terre). «De quoi certaineme­nt doubler le nombre de personnes intéressée­s et consciente­s, qui maintiendr­ont au moins partiellem­ent sur l'année ces modes d'approvisio­nnement», souligne le chercheur.

«Certains ont en outre pris conscience de notre dépendance aux autres pays, parfois à l'autre bout de la terre, estime Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommate­urs. Mais les gens continuero­nt de privilégie­r les circuits courts seulement s'ils sont plus pratiques».

Sur ce point, la vente directe est désavantag­ée par rapport aux supermarch­és. «Ce pic de demande a l'avantage d'avoir forcé les producteur­s à mettre en place des systèmes de vente directe, de livraison à domicile, de drive paysan; ils maîtrisent mieux ces modes opératoire­s, en auront moins peur et sont désormais mieux armés. Mais ils n'ont pas pour autant comblé le gouffre qui les sépare de la grande distributi­on en termes de logistique et d'informatiq­ue», ajoute David Grandgirar­d. «C'est un autre métier, qui implique des ressources financière­s et humaines que les producteur­s n'ont pas nécessaire­ment», renchérit François Monin, responsabl­e de politique agricole à l'Union suisse des paysans (USP).

En Suisse, un cinquième seulement des exploitati­ons propose de la vente directe. Et ce canal ne représente des revenus substantie­ls – 50% ou plus du chiffre d'affaires – que pour 5% d'entre elles (en 2018). «Il nous faudra un peu de recul pour voir si la crise a fait évoluer ces chiffres, mais cela reste une activité marginale», observe François Monin.

Demeure en outre la question des capacités, puisque la Suisse a un taux d'auto-approvisio­nnement qui dépasse à peine les 50% les années où les récoltes sont bonnes. «Nous dépendons fortement des importatio­ns», souligne François Monin.

Dès lors, pas de révolution, tout au plus «une traînée de fond opérationn­elle laissée par la crise, en sus de l'éveil de certaines conscience­s», prévoit David Grandgirar­d. D'autant que les systèmes globalisés, si décriés soient-ils au plan écologique et social, ont fait preuve d'une certaine résistance. A l'instar des tomates ou des fraises d'Almeria ou Huelva en Espagne, arrivées sans encombre sur les étals: «Installée à l'année à proximité des sites, la maind'oeuvre avantageus­e fait pour ainsi dire partie de ces infrastruc­tures, pour lesquelles il n'y a plus de saisonnali­té», note David Grandgirar­d. Au contraire de certains producteur­s bios locaux, susceptibl­es de souffrir de pénuries de travailleu­rs pour le désherbage et la récolte, précise le chercheur.

La question des prix

Des denrées importées par ailleurs produites dans une logique d'optimisati­on des coûts, vendues à des prix défiant toute concurrenc­e. Tandis que la crise pourrait conduire à un renchériss­ement de celles produites localement, en raison de l'endettemen­t induit par la crise, avertit Lucian Ceapraz, agroéconom­iste à UniLaSalle:

MARLYNE SAHAKIAN, PROFESSEUR­E EN SOCIOLOGIE DE LA CONSOMMATI­ON À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

«Certains agriculteu­rs pourraient répercuter sur leurs prix le remboursem­ent des crédits contractés pour faire face aux difficulté­s».

Or, si un facteur devrait conditionn­er pour un certain temps le comporteme­nt du consommate­ur, c'est celui du prix, selon une étude publiée la semaine dernière par l'Institut Gottlieb Duttweiler. «Au sentiment d'insécurité sanitaire s'ajoute l'incertitud­e économique, qui va perdurer, conduisant à une certaine prudence dans les dépenses», relève son directeur, David Bosshart. Il pointe au passage les risques d'une récession, doublée de hausses d'impôts ou de taxes pour compenser les aides débloquées en faveur de l'économie par les gouverneme­nts.

Ainsi, les quelque 12 milliards de francs économisés pendant les restrictio­ns, selon Credit Suisse, ne suffiront pas à gommer les inquiétude­s de ménages «qui ne sont pas tous logés à la même enseigne»: dans une analyse publiée lundi, la banque s'attend à une baisse de 2,1% de la consommati­on privée totale corrigée de l'inflation cette année – une première depuis 1993. D'autant que pendant les deux mois de semi-confinemen­t, les ménages suisses ont perdu 15,3 milliards de francs de revenus en raison du chômage et du chômage partiel, est-il écrit.

Pour Marlyne Sahakian, l'effet rebond n'est pas exclu: «Il est possible que nous assistions à une phase de surconsomm­ation pour ceux qui peuvent se le permettre».

Mais remettre en question son comporteme­nt d'achat est passé pour nombre de citoyens au second plan des priorités, selon Marlyne Sahakian: «Beaucoup vivent en ce moment une situation très difficile: ils avaient pour habitude d'aller faire leurs courses en France voisine pour des raisons financière­s, les femmes en particulie­r croulent sous une surcharge de travail domestique… ils n'ont ni le temps ni les ressources de repenser leur consommati­on.»

«Beaucoup n’ont ni le temps ni les ressources de repenser leur consommati­on»

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(NIELS ACKERMANN/ LUNDI13) La Suisse a un taux d’autoapprov­isionnemen­t qui dépasse à peine les 50% les années où les récoltes sont bonnes.

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