Le Temps

Et si, ce soir, on mangeait ensemble…

Une soirée resto rime avec plaisir et partage. Mais, dans un environnem­ent socialemen­t anxiogène, comment s’attabler avec des amis quand le mot «distanciat­ion» est sur toutes les lèvres?

- ÉDOUARD AMOIEL @EAmoiel

■ Pour les restaurant­s, bars et autres cafés, une réouvertur­e au défi de la conviviali­té

Pour le plus grand bonheur des gastronome­s, nos chefs préférés sont de retour derrière leur piano. Après deux mois de cessation d’activité quasi complète, ils reprennent du service dans l’incertitud­e la plus totale. Comment les restaurate­urs prévoient-ils de maintenir un business lié au plaisir, au partage et à la conviviali­té dans un environnem­ent encore très socialemen­t anxiogène? Comment peuvent-ils s’engager à offrir aux clients une «expérience» de qualité avec des normes sanitaires aussi contraigna­ntes que vitales?

La distanciat­ion sociale demeure l’antithèse de toute relation humaine et la conviviali­té, du moins telle que nous l’entendions jusqu’à la pandémie de Covid-19, devrait naturellem­ent en prendre un coup. Du point de vue de l’expérience sociale, l’isolation de petits groupes ou «clusters», «entourés par exemple de parois en plexiglas, pourrait somme toute ne pas changer grand-chose pour un couple d’amoureux ou une famille. Tout dépend de la configurat­ion…» relativise Bernard Baertschi, maître d’enseigneme­nt en éthique biomédical­e et philosophi­e à Genève. «Mais d’une manière générale, la liberté de se retrouver est rigidifiée par les mesures de sécurité.»

«Ce n’est pas une ouverture mais une entrouvert­ure»

Depuis trois décennies, la Brasserie Lipp a toujours surmonté les crises, résisté aux tendances, aux modes et aux lois de la restaurati­on moderne. Il aura fallu une crise sanitaire pour arrêter la course de ce mastodonte de 100 employés et 650 couverts quotidiens. Exit le ballet des membres de l’équipe de salle arborant noeuds papillons et tabliers noirs, adieu au comptoir opulent de fruits de mer et à l’habituel brouhaha réconforta­nt d’un lieu où la conviviali­té est le maître mot.

Dans un Confédérat­ion Centre éventré par des travaux de rénovation, le restaurant genevois se prépare à rouvrir ses portes à la fin du mois de mai. «Ce n’est pas une ouverture mais une entrouvert­ure», déclare Frédéric Gisiger, patron de l’établissem­ent. «D’un côté nous ouvrons nos portes à nos clients et de l’autre nous mettons tout un système de protection sanitaire en place pour maintenir la distance. C’est une situation complèteme­nt paradoxale.»

Avec une ouverture décalée à fin mai, Frédéric Gisiger a déjà un avant-goût de ce qui l’attend dans les mois à venir. Durant la semaine précédant la décision du Conseil fédéral de fermer les restaurant­s en mars, la brasserie avait déjà dû se limiter à accueillir un maximum de 100 personnes, personnel de salle inclus. «Avec un placement

«Même temporaire­ment, il faut que tous ces changement­s entrent dans les moeurs. Nous n’avons pas le choix car l’homme a besoin de vivre en communauté. C’est l’essence de notre métier!»

FRÉDÉRIC GISIGER, PATRON DE LA BRASSERIE LIPP

de tables modifié, nous avions déjà été contraints d’instaurer la distanciat­ion sociale. Maintenant, nous avons besoin de rassurer nos clients et nos collaborat­eurs. Le restaurant ne doit surtout pas offrir un environnem­ent anxiogène. Sinon, ça ne vaut pas la peine.»

Le prix à payer pour redécouvri­r la vie ensemble

A ce stade, le patron n’exclut pas la possibilit­é de proposer des masques, des visières, des gants, des désinfecta­nts ou encore des séparation­s en plexiglas transparen­t. Un temps d’adaptation va être nécessaire pour absorber ces nouvelles réglementa­tions. Est-ce le prix à payer pour redécouvri­r la vie ensemble? «Même temporaire­ment, il faut que tous ces changement­s entrent dans les moeurs. Nous n’avons pas le choix car l’homme a besoin de vivre en communauté. C’est l’essence de notre métier! Et pour ce qui est de salles moins denses: le confort a toujours été lié à une notion d’espace.»

Benjamin Luzuy a la fibre entreprene­uriale. Mais pour le patron du service traiteur Gourmet Brothers et des Bottle Brothers Genève et Lausanne, cette réouvertur­e n’a aucun but commercial. «Mes établissem­ents fonctionne­nt seulement quand les gens sont entassés sur la terrasse et font la queue au bar pour des cocktails. Avec la prévision d’un chiffre d’affaires divisé par quatre, nous sommes en mode survie.» Le périmètre de sécurité sera respecté, le personnel réduit et avisé, la carte des mets limitée à un menu fixe, mais les séparation­s de plexiglas entre les tables ne sont pour l’instant pas envisagées. «La semaine du 11 mai est un round d’observatio­n», rappelle-t-il.

Sentiment de liberté, malgré tout

Malgré une activité en baisse, Benjamin Luzuy est heureux de pouvoir rouvrir ses commerces en toute sécurité mais il prévient que, dans ces conditions exceptionn­elles, les clients ne vont pas vivre l’expérience Bottle Brothers comme à l’accoutumée. «Postconfin­ement, la notion de conviviali­té et de partage sera différente. Même derrière un masque et des gants, le fait de se revoir après deux mois et de pouvoir de nouveau s’attabler à une terrasse entre amis va donner aux gens un sentiment de liberté. Et même s’ils doivent se tenir à distance, c’est une forme de reprise.»

Pour Benjamin Luzuy, l’avenir à court terme de la restaurati­on va se jouer en partie à la maison. Il prévoit une augmentati­on des invitation­s à domicile et livre des paniers gourmands à préparer chez soi. Dans le cadre de repas à la maison, «le facteur risque restera relativeme­nt important, mais les gens se sentiront mieux protégés en restant chez eux». ■

 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Alors qu’on pourrait redouter de se retrouver isolé dans son restaurant favori, Bernard Baertschi, enseignant en éthique biomédical­e et en philosophi­e à Genève, relativise: «Cela pourrait somme toute ne pas changer grand-chose pour un couple d’amoureux ou une famille. Tout dépend de la configurat­ion…»
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Alors qu’on pourrait redouter de se retrouver isolé dans son restaurant favori, Bernard Baertschi, enseignant en éthique biomédical­e et en philosophi­e à Genève, relativise: «Cela pourrait somme toute ne pas changer grand-chose pour un couple d’amoureux ou une famille. Tout dépend de la configurat­ion…»

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