Le Temps

Des saisonnier­s roumains dans le piège du Covid-19

- SYLVAIN MOREAU, BUCAREST @moreau_sylvain

En pleine épidémie de coronaviru­s, des milliers de Roumains ont pris la direction de l’Europe de l’Ouest pour pallier le manque de main-d’oeuvre dans le secteur agricole. Un exil forcé qui s’est transformé, pour certains, en cauchemar

«Le savon est limité, les douches sont communes. Les gens toussent, et nous ne savons pas quoi faire…» Sous le couvert de l’anonymat, une saisonnièr­e roumaine embauchée en Allemagne confie ses craintes et son ras-le-bol: «Personne ne nous dit rien, tout est caché: nous sommes stressés. Nous voulons rentrer chez nous!»

Depuis la mort d’un de ses collègues, Nicolae Bahan, sur l’exploitati­on de Bad Krozingen (BadeWurtem­berg), située à quelques kilomètres de la frontière suisse, le lien de confiance avec ses employeurs est rompu. Elle sait que l’homme de 57 ans, décédé d’un arrêt cardiaque, était aussi infecté par le coronaviru­s.

Alors, au sein du contingent roumain débarqué outre-Rhin en pleine épidémie, la grogne monte. Tous font le même constat: les conditions de travail et précaution­s sanitaires promises avant leur départ n’ont pas été respectées.

Recrutemen­t par petites annonces

Chaque année, les offres pullulent sur internet. Avec l’arrivée des beaux jours, et donc des travaux maraîchers, l’Europe de l’Ouest cherche du monde pour récolter ses fruits et légumes. En échange d’un gîte et d’un couvert à prix réduit et – surtout – du salaire minimum du pays d’accueil, souvent bien supérieur aux 660 euros de salaire moyen chez eux, les Roumains sont nombreux à faire le choix de l’exil.

La cueillette des asperges allemandes a, cette année, débuté en plein coeur de l’épidémie de Covid19. Frontières bouclées, avions cloués au sol: les transferts de travailleu­rs ont fait l’objet de longues tractation­s diplomatiq­ues… Mais le risque sanitaire n’a pas dissuadé les candidats, qui se sont agglutinés par centaines devant l’aéroport de Cluj-Napoca dès le 9 avril. Dans une version plus discipliné­e, la même scène s’est depuis répétée dans toutes les grandes villes de Roumanie, à Iaşi, Sibiu ou Bucarest.

Pour toutes ces petites mains, dans leur immense majorité issues du monde rural, un même espoir: travailler quelques mois en Europe de l’Ouest et gagner assez d’argent pour permettre à la famille de vivre décemment au pays. Constantin Burci, qui a entamé sa 15e saison en Allemagne, résumait parfaiteme­nt l’urgence de la situation avant son départ: «Si c’était possible, nous resterions chez nous. Mais il faut partir: il y a énormément de travail ici, mais très peu d’argent.»

Comme lui, 80000 travailleu­rs agricoles roumains auraient dû faire le voyage outre-Rhin ce printemps. L’Italie en attendait, elle, 110000. Difficile de dire combien sont réellement partis. D’autant plus qu’il faut ajouter à ces chiffres une part non négligeabl­e de l’immense diaspora roumaine déjà établie en Europe occidental­e – plus de 4 millions de Roumains vivent aujourd’hui hors des frontières du pays, qui compte 19,5 millions d’habitants.

La récolte des asperges est une tâche ingrate et harassante. Le dos cassé en avant, les mains dans la terre, ce sont des gestes répétés à l’infini. Nombreux sont les ouvriers qui, au moins une fois, ont imaginé abandonner. Mais une rémunérati­on minimum à 9,35 euros de l’heure et la perspectiv­e d’empocher à la fin du mois un chèque d’au moins 1300 euros valent bien quelques sacrifices.

Des promesses non tenues

D’autant plus que, pour s’assurer de ne pas perdre la récolte de ce printemps hors du commun, des patrons allemands avaient multiplié les promesses orales (prise en charge du transport, salaire revu à la hausse, etc.) en plus de la garantie du respect des règles de distanciat­ion. C’est en tout cas ce qu’avaient compris les candidats au départ.

Si certains ont retrouvé avec sérénité les fermiers qui les avaient embauchés l’an dernier, d’autres ont eu de bien mauvaises surprises…

Rapidement, les témoignage­s ont afflué sur les réseaux sociaux. Les images, filmées au téléphone portable, aussi. Le site d’investigat­ion Inclusiv.ro les a compilées dans un petit documentai­re intitulé Români la kilogram (Des Roumains au kilo). Ce que l’on y apprend est accablant. Les ouvriers sont entassés dans les chambres. Leurs journées de travail sont rallongées, leur salaire indexé sur la quantité d’asperges récoltées… Un saisonnier fait les comptes: chaque jour, il gagne une quarantain­e d’euros pour 13 heures de travail. Face à son téléphone, un autre laisse éclater sa colère: «Ils ne respectent rien, absolument rien de ce qu’ils nous ont dit. On est traités comme des esclaves!»

Pire encore, des passeports sont confisqués et rendus contre le versement de 250 à 300 euros, somme censée correspond­re au remboursem­ent du billet d’avion. Les ouvriers agricoles qui refusent de payer, devenus clandestin­s dans un pays confiné, se retrouvent coincés.

Une forme d’esclavage moderne qui, en dépit des risques et des entorses au règlement, ne dissuadera certaineme­nt pas les Roumains de revenir aussi nombreux l’an prochain. L’attraction économique de l’Europe de l’Ouest reste trop forte pour les travailleu­rs de l’Est. Et le fossé qui sépare les deux ailes du Vieux Continent ne semble, lui, pas près d’être comblé.

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