Le Temps

Files d’attente pour se nourrir: le visage des invisibles

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Les queues interminab­les devant la patinoire des Vernets pour la distributi­on alimentair­e étaient composées d’une majorité de sans-papiers et de résidents étrangers. Une enquête révèle leur profil, mais aussi leur manque d’accès aux soins

Les images ont fait le tour du monde: à Genève, une file d’attente d’un kilomètre pour recevoir un colis de nourriture. «Près de 1000 personnes ont fait la queue pour des paquets alimentair­es gratuits dans une des villes les plus riches du monde», titrait par exemple le site HotNews, en Roumanie, un des pays les plus pauvres de l’Union européenne. Comment un tel dénuement est-il possible? Qui sont-ils?

Lundi, la réponse est venue de Médecins sans frontières (MSF) et des Hôpitaux universita­ires de Genève (HUG). Ils ont conduit une étude basée sur 532 personnes, lors de la distributi­on du 2 mai dernier à la patinoire des Vernets, organisée par la Caravane de solidarité ainsi que plusieurs partenaire­s publics et associatif­s, une opération qui a été reconduite le 9 mai, avec 1683 colis distribués. Les enquêteurs ont cherché à couvrir l’ensemble des ménages présents en interviewa­nt une personne par famille.

Seulement 3,6% de Suisses

Première constatati­on: ces visages filmés sont en majorité les invisibles de la société. En effet, 52% d’entre eux ont déclaré être des sans-papiers. Les résidents étrangers au bénéfice de permis de séjour étaient 28,3%. On peut raisonnabl­ement penser que bon nombre d’entre eux sont des travailleu­rs au noir, pour qui la perte d’un emploi ne donne pas droit au chômage. Les requérants d’asile étaient 4,5%. 12% n’ont pas révélé leur statut, probableme­nt des clandestin­s en majorité qui ont craint de s’afficher.

Enfin, les citoyens suisses n’étaient que 3,6%. Preuve que le système social est bon? «Oui, c’est un fait, mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi d’autres lieux d’aide, comme les épiceries sociales de Caritas, que fréquenten­t peut-être plus facilement les Suisses», explique Serge Mimouni, directeur adjoint au Départemen­t de la cohésion sociale et de la solidarité de la ville de Genève.

Promiscuit­é dangereuse

La ville s’est montrée très réactive depuis le début de la crise. C’est à elle qu’échoit aujourd’hui le dispositif d’urgence sociale, alors que le canton s’occupe de l’aide sociale individuel­le, une répartitio­n qui avait été mise en oeuvre par l’ancien conseiller d’Etat Guy-Olivier Segond. «C’est dans l’ADN de la ville de mettre en place des dispositif­s de proximité, poursuit Serge Mimouni. Avec le Covid-19, nous avons pu être réactifs sur le soutien aux aînés isolés, sur l’hébergemen­t d’urgence et l’aide alimentair­e. Les services sociaux sont en deuxième ligne de la crise sanitaire.»

La précarité sociale se mesure aussi aux conditions de logement. Si une personne sur dix vivait en foyer, dans un abri ou dans la rue, 48% des autres, vivant en appartemen­t ou en maison, rapportaie­nt une situation de surpeuplem­ent (soit plus de deux personnes par pièce), et 8% plus de quatre personnes par pièce. Des pourcentag­es encore supérieurs s’agissant des sans-papiers. Corollaire: ces personnes sont 3,5 à 4,5 fois plus exposées au virus que la population globale du fait notamment de la promiscuit­é, relève l’enquête, puisqu’elles parviennen­t péniblemen­t à respecter les règles d’isolement et qu’elles accèdent difficilem­ent au dépistage.

«Rendre les tests de dépistage gratuits»

Les chiffres récoltés le démontrent. Si, au moment de l’enquête, 1% des Genevois avaient été testés positifs au Covid-19, ils étaient 3,4% dans la file d’attente à avoir été infectés. Sans compter 1,1% de personnes supplément­aires ayant cohabité avec un cas avéré et développé des symptômes compatible­s. En tout, 8,8% des personnes interrogée­s ont partagé leur logement avec une personne malade ou présentant des signes. Parmi elles, seules 58% avaient pu partiellem­ent ou complèteme­nt respecter les consignes d’isolement.

«Nous devons absolument aider cette population, a fortiori en cas d’épidémie, explique Patrick Wieland, chef de la mission de MSF en Suisse. Singapour a ignoré ses travailleu­rs du Bangladesh, d’Inde et du Pakistan, avec pour résultat que l’épidémie est repartie. Nous avons donc demandé au Conseil d’Etat de rendre les tests de dépistage gratuits.»

Patrick Wieland pointe un manque d’accès aux soins, pour le Covid-19 comme pour les autres pathologie­s. Et pour cause: 40% des répondants seulement ont une assurance maladie, cette proportion chutant à 10% chez les sans-papiers. De plus, 4% des répondants assurés étaient en rupture de couverture de prestation­s pour retard de paiement des primes, et ces deux derniers mois, 10,4% des personnes avaient renoncé à des soins médicaux pour des motifs économique­s en premier lieu.

«Sans travail et avec des charges fixes de loyer et de caisse maladie, ces personnes sont confrontée­s à de grandes difficulté­s, conclut Serge Mimouni. Il faut donc trouver des solutions temporaire­s pour traverser la crise.» Genève ne peut plus ignorer ces visages.

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