Le Temps

«Les pandémies ont souvent favorisé des changement­s de paradigme»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC TARIANT

Pour le directeur de la société Artprice, observatoi­re privilégié du marché de l’art sur le plan mondial, il ne fait aucun doute que celui-ci va se dématérial­iser de manière significat­ive dans les mois qui viennent. Les conséquenc­es de la pandémie de Covid-19 sont plus rapides que celles qui ont suivi la crise économique de 2008

La crise sanitaire du Covid-19 devrait accélérer la dématérial­isation du marché de l’art et multiplier les ventes en ligne, qui pourraient atteindre 50% du chiffre d’affaires des grandes maisons dès 2021. Entretien avec Thierry Ehrmann, PDG d’Artprice, le leader mondial de l’informatio­n sur le marché de l’art.

La crise économique induite par la pandémie de Covid-19 va-t-elle affecter le marché de l’art plus profondéme­nt que la crise financière de 2008? Le marché de l’art n’avait jamais connu une telle crise. En quelques jours, dans le monde entier, les commissair­es-priseurs ont été contraints de repousser, voire d’annuler leurs ventes physiques pour s’adapter à l’urgence sanitaire. Le marché des enchères n’a pas, pour autant, été au point mort. Bien que très ralentie, l’activité se poursuit avec un recentrage sur les transactio­ns privées, mais surtout avec une intensific­ation des ventes en ligne. En comparaiso­n, la crise financière amorcée en 2007, et qui s’est étalée sur plusieurs années, a été beaucoup plus diffuse. Je pense néanmoins que le marché de l’art devrait redémarrer rapidement. Le responsabl­e d’une des plus grandes maisons de ventes mondiales m’a affirmé qu’il allait être amené à disperser, avant Noël 2020, plus de collection­s que durant les cinq dernières années, du fait de la disparitio­n de grands collection­neurs.

Si la crise économique et financière s’intensifie, l’art pourrait-il devenir une valeur refuge? Entre 2000 et 2020, le produit total des ventes sur le marché de l’art a augmenté de 1800%. Au moment où les banques pratiquent, pour la première fois au monde, des taux négatifs, on observe sur ce marché des rendements de 7,5 à 8%. L’art a déjà résisté à de multiples crises, à la crise du Nasdaq, l’indice phare des valeurs technologi­ques américaine­s, en 2000, au 11 septembre 2001, à la deuxième guerre du Golfe à partir de 2003, à la crise financière de 2008 et aux tensions commercial­es entre les Etats-Unis et la Chine.

Quelle a été l’ampleur de la baisse d’activité des ventes publiques ces deux à trois derniers mois? L’activité a chuté de plus de 60% entre la mi-mars et la mi-mai 2020, par rapport à 2019. Cependant, une grande partie de celle-ci devrait redémarrer entre le 20 et le 30 mai. Aux Etats-Unis, les acteurs du marché de l’art sont tous en train de basculer vers le numérique.

Les ventes sur internet ont-elles fortement progressé pendant la période de confinemen­t? Chez Artprice, depuis que nous avons introduit la gratuité pour une période d’un an, nous avons enregistré 450% d’augmentati­on sur notre place de marché normalisée, où nos clients peuvent mettre en vente et acheter des oeuvres d’art à prix fixe ou aux enchères. Les clients les plus rétifs s’y sont mis tout à coup. Pour faire face à la demande, nous avons dû embaucher dans l’urgence et nous allons sans doute devoir tripler nos effectifs aux Etats-Unis. L’Europe devrait suivre le mouvement.

Le secteur du marché de l’art était très en retard dans le domaine du numérique. Avec la crise du Covid-19, tout s’est accéléré. Nous avons enregistré, ces dernières semaines, une explosion de la demande émanant des galeristes, à New York tout particuliè­rement, qui étaient encore peu équipés. Ils sont en quête de dispositif­s de visites virtuelles en très haute définition, et en 360 degrés, de leur galerie, mais aussi de matériel de visioconfé­rence.

Les auctionnee­rs ont, eux aussi, été très actifs. Sotheby’s notamment. Au premier trimestre 2020, ses ventes en ligne d’objets d’art ont

«Des galeristes commencent à s’interroger sur le sens et la pertinence de cette course effrénée à travers le monde, de salon en salon»

atteint 25 millions de dollars, soit 6,4% de son produit total, contre 1,2% en 2019. La stratégie de Sotheby’s consiste à intensifie­r ses ventes en ligne en augmentant progressiv­ement la qualité des oeuvres. Les niveaux d’enchères en ligne et la qualité des oeuvres ne peuvent qu’augmenter dans les prochains mois.

Le 21 avril, Sotheby’s a obtenu sa première enchère millionnai­re en ligne: une toile de Georges Condo qui s’est envolée à 1,3 million de dollars. Les grandes maisons de ventes escomptent, pour la plupart, réaliser environ 50% de leur chiffre d’affaires, dès 2021, grâce à leurs ventes en ligne.

Comment les foires d’art vont-elles s’adapter à cette crise sanitaire? Des galeristes commencent à s’interroger sur le sens et la pertinence de cette course effrénée à travers le monde, de salon en salon. Des organisate­urs de foires avec lesquels j’ai eu l’occasion d’échanger reconnaiss­ent qu’ils vont devoir faire face à des problèmes abyssaux. Etant très dépendants du transport aérien, qui a été sinistré et ne va pas pouvoir se relever rapidement, ils vont être particuliè­rement affectés par cette crise.

Le responsabl­e d’un des plus gros opérateurs mondiaux m’a affirmé qu’il était probable qu’il ne puisse pas refaire de salons avant un an et demi à deux ans. De nombreuses foires, qui auront dû interrompr­e leur activité pendant de longs mois, ne pourront pas se relancer après la crise.

L’année 2020 devrait donc marquer un véritable tournant pour le marché de l’art? «Avec le Covid-19 impactant chaque aspect de notre vie, nous avons vu l’équivalent de deux années de transforma­tion numérique en deux mois», soulignait récemment Satya Nadella, le vice-président de Microsoft. Les responsabl­es de Sotheby’s nous ont indiqué, de leur côté, que leur plan de dématérial­isation des ventes, qui aurait dû s’étaler sur cinq ans, va finalement être réalisé en l’espace d’un an. Les grandes maisons s’aperçoiven­t, aujourd’hui, que leurs salles de ventes qui leur coûtent très cher sont vides. Les grands collection­neurs et les jeunes acheteurs les ont désertées.

Dans les années 1980, les acheteurs ont pris conscience qu’ils n’avaient plus l’obligation – du fait des ventes par téléphone – ni parfois même l’intérêt de se déplacer. Ils prennent le risque, en étant présents en salle, que les enchères s’envolent, poussées par leurs concurrent­s qui connaissen­t leurs goûts et leur pouvoir d’achat.

Aujourd’hui, tout bon acheteur qui se respecte enchérit à distance. Les clients connaissen­t les pièces qui circulent sur le second marché et peuvent, au besoin, vérifier si celles-ci figurent bien dans le catalogue raisonné de l’artiste, et si elles disposent des attestatio­ns des galeristes.

L’avenir sera donc essentiell­ement virtuel… Oui, le marché de l’art pourrait être, j’en suis convaincu, totalement dématérial­isé. Un sociologue a montré récemment que le même phénomène est intervenu à l’université depuis que des cours en ligne ont été mis à dispositio­n des étudiants. Il est désormais fort probable que ces derniers ne rejoindron­t plus les bancs des amphithéât­res. La marche arrière n’existe pas. Les grandes pandémies ont souvent, au cours de l’histoire du monde, permis d’amorcer des changement­s de paradigme.

 ?? (PETER SUMMERS/GETTY IMAGES) ?? Le 3 octobre 2019, à Londres, Sotheby’s mettait aux enchères le «Parlement des singes», une oeuvre de Banksy. En plein débat sur le Brexit, la toile du célèbre «street artist» britanniqu­e a été adjugée 9,9 millions de livres (12,2 millions de francs).
(PETER SUMMERS/GETTY IMAGES) Le 3 octobre 2019, à Londres, Sotheby’s mettait aux enchères le «Parlement des singes», une oeuvre de Banksy. En plein débat sur le Brexit, la toile du célèbre «street artist» britanniqu­e a été adjugée 9,9 millions de livres (12,2 millions de francs).
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DIRECTEUR D’ARTPRICE
THIERRY EHRMANN DIRECTEUR D’ARTPRICE

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