«La souplesse sera synonyme de résilience»
Afin de faciliter la tâche des restaurateurs, des architectes d’intérieur avancent des solutions alliant respect des consignes sanitaires et convivialité essentielle
Une grande tablée animée et des verres qui s’entrechoquent: le restaurant est un lieu de rencontre par excellence. Pour concevoir ces espaces de vie, les architectes d’intérieur planchent sur l’emplacement du mobilier et la décoration. De leur travail doit naître une atmosphère chaleureuse. Avec la crise sanitaire, des mesures drastiques obligent à une reconfiguration complète des lieux. Il faut, dans l’urgence, bricoler des solutions pour protéger la clientèle.
L’arrivée de parois en plastique entre les tables, elles-mêmes espacées, installe un nouveau décor que beaucoup souhaitent temporaire. «Ces dispositifs ne vont pas rester, ce serait catastrophique!» sourit Dieter Dietz, directeur de la section d’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. «Si la règle des deux mètres de distance perdure et qu’un robot apporte la nourriture, je ne suis pas certain qu’on ait toujours autant envie d’aller au restaurant…»
Une fois l’urgence passée, le professeur avance l’hypothèse d’une flexibilité accrue dans l’aménagement des espaces publics. «Dans les restaurants, on peut imaginer que les tables ne soient plus fixées au sol pour modifier facilement la disposition ou supprimer celles qui peuvent seulement recevoir deux personnes. Cette souplesse sera synonyme de résilience.» Les règles sanitaires doivent se fondre au mieux dans le décor pour que le client se concentre sur l’essentiel: le mets dressé dans l’assiette.
«La raison d’être d’une brasserie, c’est la promiscuité, note l’architecte genevois Youri Kravtchenko. Le but, c’est que l’on soit au coude-à-coude sur des petites tables. On est très loin de ce que nous sommes en train de vivre. Avec mon équipe, on planche sur des modifications de projets. Les restaurateurs me demandent à la fois de protéger les clients et de conserver le principe d’hospitalité et de convivialité, ce qui est évidemment un peu antagoniste.»
Pièces en laiton et verre dépoli
Pour répondre à ce défi, le spécialiste a dégainé son stylo. «Je dessine des compartiments avec des parois à chaque extrémité afin de créer des bulles familiales ou amicales pour quatre personnes et dans lesquelles on se sent en sécurité sanitaire, détaille-t-il. On s’inspire de l’architecture des vieux compartiments de train avec des pièces en laiton et du verre dépoli pour s’éloigner des fameux plexiglas qu’on trouve maintenant partout et qui donnent un esprit dystopique.»
L’avenir reste flou pour les professionnels de l’aménagement. Doivent-ils intervenir pour répondre aux difficultés du moment ou repenser de fond en comble la conception d’un restaurant traditionnel? Emmanuelle
Diebold, styliste d’intérieur à Lausanne, tâtonne. «Si la situation s’installe dans la durée, on peut imaginer des adaptations intelligentes. Trop d’inconnues subsistent encore.» La décoratrice, qui affectionne les ambiances feutrées et colorées, envisage l’utilisation de cloisons amovibles en textile. «Il y a quelque chose à inventer, mais un tissu protègera-t-il efficacement les clients?» s’interroge-t-elle.
Champ des possibles
La créativité se heurte à la dureté du moment. Fermés pendant une longue période, plusieurs établissements voient leur situation financière se dégrader. Il devient alors difficile d’investir dans des aménagements sécurisés et esthétiques. «Les établissements n’ont pas encore fait appel à mes services, confie Emmanuelle Diebold. Ils sont financièrement sous l’eau et chacun se débrouille comme il peut pour rouvrir dans de bonnes conditions.»
Ces doutes sur le futur de la restauration ouvrent toutefois un large champ des possibles. Youri Kravtchenko évoque une scène du film Le Cinquième Elément dans laquelle un restaurateur chinois se présente à la fenêtre de Bruce Willis à bord d’un food truck volant. «Peut-être devrons-nous dessiner des corbeilles de livraison pour des drones, s’amuse le fondateur du bureau YKRA. Va-t-on augmenter la livraison à domicile? Mettre en place des bulles de restauration à la maison? C’est une période qui va durablement modifier les comportements.»
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