La chance insolente de Boris Johnson
Alors qu’il ne leur reste en principe que six mois pour s’entendre, Londres et Bruxelles sont encore loin d’un accord sur le partenariat de commerce, de sécurité intérieure et de pêche qui doit entrer en vigueur au 1er janvier
Il y a quatre ans, le référendum britannique constituait un séisme politique majeur. Signe que l’état de la planète s’est, depuis, singulièrement dégradé, l’avenir des liens entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ne préoccupe plus grand monde. Il est pourtant loin d’être clair: Londres et Bruxelles doivent décider avant le 30 juin s’ils souhaitent poursuivre les négociations sur leur relation future au-delà de la fin de l’année. Sans prolongation et sans accord, la perspective d’un Brexit dur n’est donc pas écartée. Pourtant, quoi qu’il arrive, un homme tire déjà son épingle du jeu.
Boris Johnson ne cache pas son hostilité à toute prolongation et sait désormais que, quelle que soit l’issue des négociations, il ne court pas grand risque. Avant que la pandémie ne frappe le RoyaumeUni il y a trois mois, il se devait encore de mesurer minutieusement les dégâts éventuels qu’un Brexit dur infligerait aux entreprises de son pays. Aujourd’hui, chacun sait que la crise économique succédera partout à la crise sanitaire. Cela permet par avance au premier ministre de faire passer les conséquences de sa stratégie face à l’UE par pertes et profits. Qui pourra dire dans un an ce qui aura fait sombrer tel ou tel indicateur dans le rouge vif?
La tentation, dans l’entourage de Boris Johnson, de pousser pour une sortie sans accord est d’autant plus grande que la crise actuelle plaide pour une refonte de nos pratiques industrielles et commerciales. S’il faut que l’économie britannique soit plus autonome – comme c’est d’ailleurs le souhait de nombreux pays du monde –, pourquoi s’encombrer des règles européennes en matière sociale ou environnementale que le Royaume-Uni devrait respecter dans le cadre d’un accord?
«Le succès consiste à aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme», aimait à dire Winston Churchill, le prédécesseur préféré du premier ministre. Tout le paradoxe qui jalonne le parcours de Boris Johnson est ici résumé: c’est de situations qui le condamnent à échouer qu’il sort renforcé. Sa légèreté au début de la pandémie a, jusqu’à présent, coûté la vie à 40000 de ses concitoyens et l’a lui-même conduit aux soins intensifs. Il en est ressorti avec l’aura du survivant. Saura-t-on un jour combien de vies auraient pu être épargnées si le gouvernement avait réagi plus vite? De même, pourra-t-on un jour estimer les dégâts infligés par un Brexit dur s’il a lieu en même temps qu’une crise économique mondiale? Probablement pas. C’est la chance insolente de Boris Johnson.
«BoJo» ne court pas grand risque
La guerre d’usure a repris entre Londres et Bruxelles. Après une nouvelle semaine de négociations, les deux partenaires semblent exactement au même point qu’avant la pandémie. Et c’est un négociateur européen, Michel Barnier, quelque peu déconcerté, qui l’a encore répété vendredi: «Il n’y a eu quasiment aucun progrès.»
Sur les conditions de concurrence équitable, sur le mode d’accès des pêcheurs européens aux eaux britanniques ou encore sur la gouvernance générale de la future relation, tout semble opposer les deux partenaires.
Or ce dernier cycle est particulièrement symbolique: c’est en juin que les deux parties doivent décider si elles se donnent plus de temps pour conclure, en allongeant la période actuelle de transition. C’est aussi en juin, probablement autour du 19, que Boris Johnson fera personnellement le point sur le sujet avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel.
Problème: il n’y a rien de très substantiel à évaluer à ce stade et, avec un gouvernement britannique qui ne cesse de marteler qu’il ne demandera pas d’extension de la période de négociations, les marges de manoeuvre de Bruxelles sont maigres.
La partie est-elle perdue pour autant? Pas encore, «même si ce n’est pas très bon signe», commente un diplomate. Car à Bruxelles, si l’on reconnaît de grosses divergences de vues, l’on commence aussi à bien connaître cette partition britannique tentant de vaincre l’Union européenne (UE) à l’usure. Cette tactique d’acculer l’adversaire «jusqu’au dernier moment avant de se mettre vraiment au travail», observe ce diplomate.
Beaucoup s’attendent donc maintenant en réalité à du travail de fond cet été alors que les deux camps essaieront fin juin de négocier physiquement et que l’UE semble avoir abandonné l’espoir que Londres lui demandera plus de temps.
Mais une chose est aussi certaine à Bruxelles: en dépit des postures, les Britanniques s’avèrent un partenaire plus coriace encore qu’en 2019. «Il est plus têtu», commente poliment le député luxembourgeois Christophe Hansen, chargé d’un rapport du Parlement européen sur le futur accord de libreéchange.
La majorité très claire et très «brexiters» de Boris Johnson l’explique; mais le Royaume-Uni est aussi plus difficile car absorbé par le coronavirus et «sa gestion de la crise», dit le député. Londres, en menant des négociations en parallèle avec les EtatsUnis et le Japon, perdrait également en concentration face à Bruxelles, en devant faire face à des demandes complètement différentes.
Pas d’avantage automatique
Toujours est-il que ces circonstances ne changent rien sur le fond et que les problèmes à régler restent extrêmement complexes. Ainsi, sur la pêche, l’UE, emmenée largement par Paris, milite quasiment pour le statu quo dans l’accès des pêcheurs européens quand Londres veut des calculs annuels par exemple. Sur la gouvernance, Londres souhaite des accords à la carte – une demande qui rappelle le cas suisse, un modèle douloureux et «ingérable» pour les Européens avec sa «centaine d’accords», souligne encore un diplomate.
Quant à la concurrence loyale, le sujet reste un gros point de blocage avec des arguments parfois idéologiques alors que ce n’est pas «une règle de bureaucrates de Bruxelles contre la souveraineté britannique», balaie de son côté l’Allemand David McAllister, chargé des travaux sur l’accord au Parlement européen. L’UE ne veut juste pas voir les standards baisser si Londres dispose de certains accès à son marché. Accepter cela serait accorder automatiquement un «avantage comparatif aux Britanniques», répète une autre source.
Pour Christophe Hansen, le Luxembourgeois, il y a cependant ici un malentendu. «Les règles du jeu équitables, ce n’est pas un copier-coller des règles européennes» et les 27 aussi doivent comprendre la logique du Brexit qui est de ne plus faire exactement comme avant. Le député veut croire malgré tout que tout le monde finira par se montrer «pragmatique». «Il n’y a pas d’urgence à conclure quelque chose tout de suite, on a encore du temps», note un autre diplomate. Même Michel Barnier n’a pas jeté l’éponge: avec «du calme et de la sérénité, on trouvera un terrain d’entente cet été», a-t-il assuré.
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Les Britanniques s’avèrent plus coriaces encore qu’en 2019