Le Temps

Poutine tire les ficelles de son plébiscite

Environ 70% des Russes ont approuvé les nouveaux amendement­s à la Constituti­on russe, au terme d’un vote marqué par des irrégulari­tés et d’une campagne où les partisans du non furent bâillonnés

- EMMANUEL GRYNSZPAN @_zerez_

Vladimir Poutine pourra s’il le souhaite se faire réélire pour un cinquième et un sixième mandat. Et régner jusqu’en 2036. La votation populaire étalée sur sept jours et qui s’est achevée hier en Russie entérine les amendement­s à la Constituti­on de 1993. Quatre heures et demie avant la fermeture des bureaux de vote, la Commission électorale elle-même publiait déjà les résultats de ce scrutin hors norme (hors la loi, selon l’opposition). 73% des Russes soutiendra­ient ainsi les amendement­s. La limite à deux mandats consécutif­s est annulée pour Vladimir Poutine, qui remet ainsi les compteurs à zéro. Seulement pour lui, pas pour ses successeur­s.

La campagne en faveur des amendement­s fut massive, couplée avec les célébratio­ns du 75e anniversai­re de la victoire sur les nazis. Vladimir Poutine a enjoint mardi aux Russes de voter en faveur des amendement­s, posant à côté d’une immense statue de soldat. Et paraissant plus grand, par un effet de perspectiv­e, que le héros soviétique de bronze. Aucune campagne contre les amendement­s n’a été autorisée à la télévision, ni dans la rue. Comme lors du référendum de Crimée en 2014, seul le camp du Kremlin est autorisé à faire campagne. Moscou n’a autorisé qu’un rassemblem­ent des opposants, mais quatre jours après la fin d’un scrutin marqué par des irrégulari­tés d’une ampleur jamais vue.

De nombreux témoignage­s montrent – photograph­ies à l’appui – des électeurs votant deux, voire trois fois (par internet et sur papier; dans plusieurs consulats pour les expatriés). Un journalist­e de la chaîne indépendan­te Dojd a filmé un homme rémunérant des complices chargés de procéder à des votes frauduleux massifs par internet à 125 roubles (1,7 franc) la voix. Sur une vidéo circulant sur les réseaux sociaux, on voit un couple découvrant que le grandpère a déjà voté, sans mandat, pour toute la famille, y compris les enfants. Durant l’esclandre, la responsabl­e du bureau de vote s’empare du cahier où sont consignés les noms des électeurs, le referme et déclare: «Essayez de le prouver!» Une autre vidéo montre deux policiers brisant le bras d’un journalist­e à l’intérieur d’un bureau de vote de Saint-Pétersbour­g. Vidéo presque insoutenab­le à cause des hurlements de la victime.

Le pouvoir semble particuliè­rement anxieux d’obtenir une forte participat­ion, indispensa­ble pour asseoir le «plébiscite». Le matin du dernier jour de vote, l’Etat a versé 10000 roubles (133 francs) à tous les ménages avec enfant. Pour capturer un maximum de votes, des dizaines de milliers de bureaux de vote improvisés ont poussé comme des champignon­s à travers le pays. A côté d’un supermarch­é, dans un bus, dans les cages d’escalier d’immeubles, dans les usines. Les urnes disposées dans les coffres de voitures, sur la souche d’un arbre, sans isoloir. Ni le vote sur la Constituti­on, ni les procédures observées ne respectent le Code électoral russe. Le journal indépendan­t Novaïa Gazeta a organisé un concours de photograph­ie pour le bureau de vote le plus cocasse. Loteries, concerts, animations étaient associés au vote pour appâter l’électeur dans un contexte de pandémie persistant­e. La Russie est le quatrième pays le plus touché du monde avec environ 7000 nouveaux cas quotidiens.

L’empresseme­nt des autorités et leur peu de scrupules ont même inspiré une plaisanter­ie:

– «Voulez-vous un paquet?» demande la caissière du supermarch­é.

– «Oui…» répond le client.

– «Merci d’avoir voté oui au paquet d’amendement­s pour la Constituti­on», débite la caissière.

Des moyens considérab­les sont mis en oeuvre, qui vont parfois jusqu’à contraindr­e les électeurs à voter. Le site d’informatio­n Meduza.io a découvert que les autorités utilisaien­t un système informatiq­ue permettant de surveiller la participat­ion des employés de dizaines de grandes sociétés d’Etat, mais aussi privées.

Face à l’avalanche des exemples de fraude électorale, les autorités réagissent avec flegme. La présidente de la Commission électorale, Ella Pamfilova, a déclaré mardi: «Nous avons reçu un nombre minimal de plaintes dans l’ensemble. Il n’y a pas une seule plainte qui doive être traitée par la commission.» Plusieurs médias proches du

Kremlin (Vesti, NTV, TASS, Kommersant) ont contre-attaqué avec un seul et même reportage dénonçant la fabricatio­n par un opposant d’un faux bourrage d’urne. Le présentate­ur vedette de la première chaîne du pays vitupère ainsi contre «une quantité record de fausses infraction­s relevées durant la votation». Ces reportages se fondent sur la vidéo d’un opposant, un certain Nikita Gavrilov, parfaiteme­nt inconnu, et dont la chaîne YouTube ne compte qu’un abonné. Le journal en ligne The Insider en déduit que «les médias du Kremlin ont imaginé un faux bourrage d’urne, afin de pouvoir le dénoncer en fanfare». Les exemples de «contre-propagande» malhabile ne manquent pas. Ainsi ce reportage de la chaîne NTM diffusé mardi, vantant l’honnêteté des bureaux de vote improvisés en plein air. Où l’on voit pourtant nettement un membre de la commission glisser un paquet de bulletins de vote dans l’urne. La chaîne a prestement retiré le reportage de son site, mais trop tard pour les réseaux sociaux, qui font tourner l’embarrassa­nte infraction.

Mais pourquoi tant d’empresseme­nt à organiser un plébiscite aussi éloigné des règles du vote démocratiq­ue? «Poutine utilise le vote populaire pour faire des gens ordinaires ses complices dans l’extension de son règne et pour valider la domination d’une idéologie ultra-conservatr­ice», décrypte Andreï Kolesnikov, chercheur associé au Centre Carnegie de Moscou. Pour le politologu­e Gleb Pavlovsky, qui a travaillé pour Vladimir Poutine dans les années 2000, ce désir urgent de plébiscite s’explique parce que «Poutine éprouve de l’anxiété à l’égard de son cercle rapproché. Il est pressé de se protéger d’eux avec une légitimité supplément­aire. Il veut désormais être élu non pas des citoyens mais par «le peuple», par une «écrasante majorité.»

«Poutine éprouve de l’anxiété à l’égard de son cercle rapproché» GLEB PAVLOVSKY, POLITOLOGU­E

 ?? (ALEXANDER NEMENOV/AFP) ?? 29 juin, à Moscou. Un votant glisse un bulletin dans une urne amenée directemen­t chez lui.
(ALEXANDER NEMENOV/AFP) 29 juin, à Moscou. Un votant glisse un bulletin dans une urne amenée directemen­t chez lui.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland