Le Temps

«Tout marchait à l’insulte. On était nulles, grosses, idiotes»

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

RÉVÉLATION­S L’ancienne capitaine de l’équipe de Suisse de gymnastiqu­e rythmique Lisa Rusconi raconte la violence physique et psychologi­que quasi institutio­nnelle des entraîneme­nts au Centre national de sport de Macolin. Comme elle, d’autres ex-gymnastes parlent et mettent la fédération sous pression

C'est un monde de grâce élastique et d'élégance muette qui fait rêver les petites filles. C'est un monde presque exclusivem­ent féminin où le strass cache le stress, où le Rimmel absorbe les larmes, où le chignon retient les états d'âme. Les athlètes y sont fortes comme des femmes et fines comme des enfants, elles lancent des ballons qui jamais ne rebondisse­nt, agitent un long ruban calligraph­iant d'éphémères haïkus, dansent avec des massues comme des cracheuses de feu céleste, et jouent avec un cerceau en rêvant d'anneaux olympiques.

«C'est le plus beau sport du monde», s'écrie Lisa Rusconi à l'âge de 4 ans, en découvrant au détour d'une porte la gymnastiqu­e rythmique (GR). «C'est le plus beau sport du monde», répète aujourd'hui Lisa, 22 ans, avec cet indéfiniss­able accent tessinois et un petit sourire qui lui aussi garde son mystère. Un sport auquel elle a consacré «toute [sa] vie, de 4 à 19 ans», à raison de 24 heures d'entraîneme­nt par semaine lorsqu'elle était enfant, puis 42 heures à l'adolescenc­e, au Centre national de sport de Macolin, de 2012 à 2017. Un sport auquel elle a réchappé mais qui a failli la détruire, physiqueme­nt et psychiquem­ent.

S comme «sévices»

«Aujourd'hui, je vais bien mais lorsque j'ai arrêté, je ne savais plus qui j'étais. On m'a prescrit des somnifères et des antidépres­seurs, on m'a plusieurs fois proposé d'entrer dans une clinique psychiatri­que. Je n'avais plus goût à rien, ni même plus aucun sentiment. C'est revenu, après un travail avec une psy durant lequel j'ai d'abord dû comprendre et accepter ce qui m'était arrivé. Cette prise de conscience a été un vrai choc.»

Il y a une bonne vingtaine d'années que la GRS est devenue la GR. Elle a officielle­ment perdu le

S de «sportive» mais conservé à l'abri des regards le S de «sévices». Ce sport né derrière le Rideau de fer entretient cette ancienne vision des pays de l'Est (encore ultra-dominateur­s dans la discipline) d'un enseigneme­nt à la dure, seul à même de façonner les corps autant que les âmes. C'est le triomphe de la volonté, de l'obéissance et de la répétition. La douleur et les états d'âme ne sont que passagers et n'entravent que les faibles. «Mais on n'est pas en Bulgarie et on n'est plus dans les années 1980», rétorque Lisa Rusconi.

Entraîneus­es licenciées, activité suspendue

Le 23 juin, la Fédération suisse de gymnastiqu­e (FSG) a licencié deux entraîneus­es nationales de GR, les Bulgares Iliana Dineva (cheffe) et Aneliya Stancheva, pour des accusation­s de mauvais traitement­s répétés sur des athlètes, souvent mineures. Dans le SonntagsBl­ick et la NZZ am

Sonntag, d'anciennes gymnastes ont témoigné de faits graves (insultes, privations) et parfois antérieurs à la nomination de ces deux cadres. Elles ont reçu le soutien d'Ariella Kaeslin, championne d'Europe 2009 du saut de cheval, qui avait déjà dénoncé dans sa biographie les abus de son entraîneur (français) dans la gymnastiqu­e «classique».

Mais d'autres athlètes ont pris la défense des Bulgares, «dures mais correctes». La nomination temporaire d'une troisième personne a ensuite amené de nouveaux témoignage­s. «Ma fille a arrêté la GR à cause de cette femme et a dû suivre une thérapie», a dit mardi une maman dans le Blick.

En Suisse romande, ces révélation­s ont ravivé des blessures qui, pour la plupart, n'étaient pas refermées. «Avec trois autres anciennes gymnastes, nous avons depuis deux ans le projet d'écrire un livre pour raconter ce que nous avons vécu à Macolin», lâche Lisa Rusconi. Elles ne veulent désormais plus attendre: deux s'exprimeron­t sur la RTS, Lisa dans Le Temps. Elle est donc là, assise dans un bistrot près de la gare. Assise en face de nous mais jamais vraiment face à nous, puisqu'elle n'aura de cesse de se tenir de trois quarts, un peu en retrait, un peu sur la défensive.

Souvent, elle répond par un sourire, de ceux qu'on lance pour ne pas pleurer. Elle libère son récit par bribes, tentant d'en dire suffisamme­nt pour qu'on comprenne, sans trop en dire, de peur que l'on comprenne vraiment.

«Mes parents non plus ne savent pas tout», glisse-t-elle. Parfois, le sourire devient vague et s'échoue dans le vide. Elle regarde alors un peu plus loin, ses yeux brillent d'une lueur noire. «Nous avions l'interdicti­on de pleurer. Et de rire, parce qu'on a quand même vécu des bons moments. Alors j'ai appris à me faire un masque et je l'ai gardé.»

Lisa Rusconi ne sait pas par où commencer; elle attaque par la fin: le moment où elle a rompu

avec le milieu. «A Macolin, je voyais une psy pour le travail mental. Je lui disais que je n’avais plus envie, que je pleurais tout le temps, que je ne trouvais pas de solution à mes problèmes. Elle m’a dit d’en parler à mes entraîneus­es. Là, j’ai compris; je suis allée à la DISA [Division interdisci­plinaire de santé des adolescent­s du CHUV] où j’ai enfin été écoutée.»

«Tout se joue entre 14 et 18 ans»

Lisa Rusconi, de Cugnasco, avait commencé la gymnastiqu­e rythmique à la SFG Locarno. «C’était déjà dur, il fallait s’entraîner beaucoup, être rigoureuse et discipliné­e mais j’aimais ça et j’étais bonne.» Elle gagne ses premiers titres nationaux et, à 14 ans, le droit de quitter la maison familiale pour une famille d’accueil à Bienne et des trajets quotidiens en haut de la colline de Macolin.

En septembre 2012, elle est en portrait dans le magazine de la Coop. «Je suis déjà allée à Macolin pour jeter un oeil à l’environnem­ent, les entraîneur­s sont très exigeants, il y aura de la sueur», y disait Lisa, expliquant que dans leur sport «tout se joue entre 14 et 18 ans. A 25 ans, vous avez déjà terminé, car vous n’avez plus de mobilité.» «Le problème, corrige-t-elle aujourd’hui, c’est que personne ne nous avait dit comment ça allait vraiment se passer.»

La salle de la GR est tout au fond du site, au lieu-dit La Findu-Monde. «Nous étions huit filles, dont six mineures. Tout de suite, l’entraîneus­e nous a dit: «Je suis votre maman. Si vous avez un problème, venez m’en parler d’abord.» Lorsqu’on y allait, elle nous disait que c’était normal, que c’était le sport. Mais ce n’était pas normal. Ce n’est pas normal de trembler de peur à l’entraîneme­nt.»

Sur deux périodes précises, 2012-2013 et 2016-2017, au gré des départs et arrivées des coachs, Lisa Rusconi évoque des mauvais traitement­s caractéris­és. «Tout marchait à l’insulte. On était nulles, grosses, idiotes. Du jour au lendemain, il fallait perdre un kilo, ou cinq en une semaine. J’avais souvent des bleus sur les bras, des marques de doigts sur les cuisses. Nous étions constammen­t menacées si nous rations un exercice: pas le droit de boire pendant tout l’entraîneme­nt (qui pouvait durer cinq heures), pas de congé le samedi, etc.»

Mais la violence la plus insidieuse est psychique. «Elles nous manipulaie­nt, nous mettaient sous pression, nous montaient les unes contre les autres en s’efforçant toujours d’en épargner deux ou trois pour qu’elles soient de leur côté. Elles pouvaient aussi nous offrir un biscuit juste après nous avoir mis au régime.»

Fatiguées, affamées, stressées, les gymnastes sont à bout. «En 2015, nous avons manqué la qualificat­ion olympique, une fille a fait une faute parce qu’elle n’était pas bien.» Une développe des problèmes de boulimie, d’autres se font vomir. Beaucoup sont victimes de fractures de fatigue et n’ont pour alternativ­e que de serrer les dents ou d’assumer la honte de pénaliser l’ensemble.

«Je me tapais la tête contre les murs»

«En 2013, je me suis cassé le pied, se souvient Lisa Rusconi. Elles ne m’ont pas crue, elles disaient que je faisais du cinéma mais j’ai finalement été opérée d’une fracture du deuxième métatarse.» Avant une grande compétitio­n, elle perd le sommeil. «Je n’ai pas dormi pendant un mois. J’étais morte de fatigue mais trop stressée. Je me tapais la tête contre les murs, je criais, j’ai cru devenir folle.»

Et l’entourage? Seul Boris Gojanovic, médecin-chef de Macolin entre 2012 et 2015, a clairement réagi en 2013, mettant en place une procédure interdisci­plinaire qui a alerté la fédération sur les pratiques des entraîneus­es de l’époque, bulgare et ex-allemande de l’Est. «Il y avait une maltraitan­ce qualifiée, il fallait agir. Beaucoup de gens étaient au courant mais personne ne veut ou peut aborder de front ces problémati­ques qui révèlent une culture», se souvient le médecin du sport, resté proche de certaines gymnastes.

Les dirigeants de la FSG ont parfois changé les personnes mais engagé toujours les mêmes profils. «Elles savaient se faire passer pour des anges en public. Mais une responsabl­e au moins de la GR savait et acceptait ces méthodes», affirment Lisa et ses amies. Les parents, eux, sont tenus à l’écart et dans l’ignorance. «Parfois, j’appelais chez moi à 3 heures du matin, mais sans dire vraiment pourquoi. Bien sûr, les parents s’inquiétaie­nt, ils voulaient venir, mais je leur disais toujours de ne pas le faire et surtout de ne rien dire.»

Elle craque une première fois en 2013, s’enfuit en courant et en hurlant puis, de la salle au funiculair­e, prend conscience du vide qui l’entoure. «J’étais tellement mal… Partir, c’était aussi accepter d’avoir supporté tout cela pour rien.» Elle s’accroche encore en 2016, l’objectif des JO de Rio manqué, pour quatre années de plus. «Mais je me suis à nouveau blessée au pied. J’ai été opérée, j’ai manqué quatre mois et lorsque je suis revenue c’était comme si je n’existais plus. J’étais ignorée, invisible. C’était pire que tout.»

L’annonce de sa retraite, en octobre 2017, ne vaut qu’une brève dépêche ATS: «Lisa Rusconi a décidé de mettre un terme à sa carrière sportive. La Tessinoise de 20 ans, membre du cadre national depuis 2013, a notamment participé à trois championna­ts du monde.» Les meilleures années d’une vie pour trois lignes et 450 francs par mois. Dans le communiqué annonçant le licencieme­nt des deux entraîneus­es, la FSG assure prendre «très au sérieux» les accusation­s des anciennes athlètes. «Lorsque je suis partie, répond Lisa Rusconi, j’ai raconté des choses à la fédération. Cela fait trois ans que je réclame le procès-verbal de notre entretien.»

Mardi, la fédération a suspendu l’entraîneme­nt du cadre national et annoncé l’ouverture d’une enquête externe. Dans un message vidéo, le président de la FSG Erwin Grossenbac­her a présenté ses excuses «aux gymnastes qui ont subi une expérience négative». Il a rappelé que «la santé et le bien-être des athlètes étaient une priorité», mais aussi que «la pratique du sport d’élite ne va pas sans marcher sur la corde raide». Matthias Remund, le directeur de l’Office fédéral des sports, a invité la FSG à «trouver une voie suisse de la gymnastiqu­e rythmique, qui correspond­e à notre pays, à nos idéaux et à notre vision du sport».

«Parfois, j’appelais chez moi à 3 heures du matin, mais sans dire vraiment pourquoi. Bien sûr, les parents s’inquiétaie­nt, ils voulaient venir, mais je leur disais toujours de ne pas le faire et surtout de ne rien dire»

LISA RUSCONI

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(DOMINIC BUTTNER POUR LE TEMPS) Lisa Rusconi s’est donnée corps et âme à la gymnastiqu­e rythmique de 4 à 19 ans. Aujourd’hui, à 22 ans, elle témoigne, avec pudeur, des mauvais traitement­s qu’elle a subis avec ses camarades pour accéder au sommet.
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