Le Temps

«Les sévices sont anciens, c’est leur perception qui change»

Abus de pouvoir, méthodes d’entraîneme­nt inhumaines, maltraitan­ce… La coupe est pleine et, ces derniers mois, les athlètes parlent. Lucie Schoch et Fabien Ohl, sociologue­s du sport, analysent l’origine du mal

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLIA HÉRON @celiaheron

Les sourires triomphant­s sur les podiums ne représente­nt qu'une face de la médaille de bronze, d'argent ou d'or. Abus de pouvoir, méthodes d'entraîneme­nt physiqueme­nt inhumaines, maltraitan­ce psychologi­que… Ces derniers mois, les athlètes en ont décrit l'envers – et ce qu'ils ont à dire fait froid dans le dos. Lucie Schoch et Fabien Ohl, sociologue­s à l'Institut des sciences du sport de l'Université de Lausanne, répondent au Temps.

Pourquoi, dans sa quête d’excellence, la formation sportive dérive-t-elle parfois vers des pratiques abusives?

Fabien Ohl: L'histoire des pédagogies du sport est liée à différente­s traditions. Par exemple, l'entraîneme­nt intensif ne va pas de soi dans la tradition aristocrat­ique pour laquelle l'excellence est pensée comme une qualité naturelle, un don. Ce sont davantage les usages sociaux et politiques du sport qui sont en cause: on peut notamment penser à la période de la guerre froide, qui a fait de la performanc­e sportive un étalon de mesure de la qualité des individus mais aussi de leur nation, région ou ville d'appartenan­ce.

Lucie Schoch: Les enjeux géopolitiq­ues sont considérab­les. Des pays de l'ancien bloc de l'Est ont même été soupçonnés de forcer les grossesses de certaines athlètes, les hormones aidant supposémen­t les performanc­es pendant les premières semaines…

#MeToo a bouleversé certains milieux, notamment créatifs. La «licence artistique» a pu justifier le fait que des cinéastes, des écrivains, des photograph­es maltraiten­t leur entourage pour obtenir «un chef-d’oeuvre». La performanc­e sportive offre-t-elle le même prisme d’analyse?

F. O.: Plusieurs parallèles existent: les relations de pouvoir et l'isolement rendent vulnérable­s les personnes dépendante­s d'un dirigeant ou d'un entraîneur. Ensuite, la croyance en la valeur de la performanc­e, quelle qu'elle soit, fra

gilise les artistes et les athlètes pour qui l’accompliss­ement passe par une oeuvre ou un résultat. Autre similitude: ce sont très souvent les hommes qui sont les abuseurs. Les formes de masculinit­é qualifiées d’hégémoniqu­es, de dominantes, sont courantes dans le sport comme dans la culture.

L. S.: Comme des réalisateu­rs ou des metteurs en scène, les entraîneur·es jouent leur propre réputation et carrière à travers les athlètes qu’ils ou elles entraînent. Dans le sport cependant, bien souvent, les agresseurs reproduise­nt des pratiques abusives subies quand euxmêmes étaient athlètes.

La nature même des abus a-t-elle évolué, très concrèteme­nt, au fil des décennies?

F. O.: Il est difficile de connaître avec précision l’évolution des abus faute de données. Mais il faut comprendre que ce que l’on identifie aujourd’hui comme de la maltraitan­ce peut faire partie des pratiques d’entraîneme­nt jugées ordinaires encore très récemment. L’intention est souvent en phase avec le souhait des athlètes d’être performant­s, même quand les moyens mis en oeuvre vont à l’encontre de leur bien-être.Comme pour d’autres violences, ce qui change est bien souvent leur perception, et non leur nature.

Pourquoi, alors que des équipes entières (de médecins, de témoins d’entraîneme­nt) sont «au courant», est-il si difficile, encore aujourd’hui, de les dénoncer?

F. O.: Tout est une question de «normes»: les témoins ne réagissent pas parce qu’ils les partagent. On normalise l’insulte ou le rabaisseme­nt comme ressource pour faire progresser.

L. S.: A l’interne, l’omerta peut aussi être liée à la volonté de protéger une image au détriment des victimes. Se jouent ensuite des processus de cooptation pour les postes intéressan­ts dans le sport qui font que les individus n’ont aucun intérêt à dénoncer ces agissement­s s’ils veulent faire carrière. Par ailleurs, l’opinion publique et les médias s’intéressen­t moins à la maltraitan­ce qu’au dopage.

Dans quelle mesure l’accès des jeunes sportifs aux réseaux sociaux et à l'«auto-médiatisat­ion» change selon vous la donne?

L. S.: Le fait qu’ils prennent en main leur propre récit, échangent, vient peut-être «casser» plus facilement l’emprise que peut avoir un entraîneur sur un·e athlète, puisque dans les cas d’abus, les athlètes étaient souvent coupés de leur entourage, y compris de leurs parents, et évoluaient en vase clos.

Après #MeToo, #BlackLives­Matter, on sent que la société est dans son ensemble plus attentive aux rapports de domination. Quelles répercussi­ons auront ces débats sur les milieux sportifs, selon vous?

F. O.: On affirme souvent que les violences, les maltraitan­ces, le racisme, le harcèlemen­t n’ont rien à voir avec le sport. Certains acteurs des organisati­ons sportives ont pensé et fait croire que le sport était éducatif par essence, qu’il suffisait de faire du sport pour éduquer ou partager des valeurs. Il faut vraiment se détacher de cette vision, il y a le meilleur et le pire dans le sport.

Certaines organisati­ons sportives sont déjà très mobilisées sur ces thématique­s, d’autres s’y conforment en mettant en scène une attention à ces questions, mais sans véritable engagement, d’autres enfin y sont indifféren­tes, parce qu’elles pensent que la performanc­e ne peut se produire que dans la douleur…

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