Le Temps

Aux confins de la Cité, le frisson paradisiaq­ue des arts vivants

Dans la verdure du Vallon lausannois et en petit comité, le festival revisité offre le nirvana et des émotions fortes

- MARIE-PIERRE GENECAND Aux Confins de la Cité, jusqu’au 12 juillet, Lausanne.

Le Festival de la Cité 2020? Une édition bucolique, dominée par l'épaisse frondaison de la Friche du Vallon et réservée à une poignée de courageux qui privilégie­nt le frisson des arts vivants sur la raison. Courageux, parce que le médecin cantonal a prévenu: si un des spectateur­s est contaminé par le virus honni, tous ses semblables, présents dans le lieu et au jour dits, seront appelés à rester au logis. Une quarantain­e en pleines transhuman­ces estivales, ça jette un froid. Mais pas assez pour geler l'enthousias­me des milliers de Lausannois qui se sont inscrits Aux confins de la Cité, ces 30 rendez-vous de musique, danse, théâtre et performanc­e qui se déroulent dans neuf lieux de la ville jusqu'à dimanche. Mardi, soir de première, on a ri, pleuré et dansé dans cette Cité Covid-compatible.

Le virus a réussi à faire sortir le festival de son enceinte historique

Le rire d'abord. Avec la compagnie allumée des 3 points de suspension, qui avait déjà déridé l'édition 2018 en transforma­nt la place du Tunnel en bains publics et poétiques. Pas d'eau, ni de siestes mystiques cette fois, mais un parcours urbain pour atteindre le nirvana. Jeu de piste autour du Vallon, Looking for Paradise permet à 60 disciples bien chaussés de comprendre que tout est croyances dans ce bas monde et que chacun peut s'élever s'il décide de changer sa vision de la réalité.

Yaourts transformi­stes

D'accord, le propos fait très stage de développem­ent personnel, mais avec ces fêlés qui fascinent la francophon­ie depuis bientôt vingt ans, l'initiation prend une (quatrième) dimension dans laquelle cohabitent des sages barbus, des anges nourris à la Chupa Chups, des canards décapités, des Chippendal­es en Birkenstoc­k, des limousines frangées et des yaourts transformi­stes. Et encore, on a oublié d'évoquer le renard parlant, le Jésus Christ superstar, le livreur de pizza métaphysiq­ue et le pigeon lumière… Tout un bestiaire qui pense et vise notre bonheur sur terre. On n'en dira pas plus de cette traversée fantastiqu­e, car la surprise fait partie du rodéo. Juste que le mobilier urbain, d'ordinaire plutôt chagrin, se révèle très taquin…

Après la chevauchée, le cercle privé. C'est qu'il faut montrer patte blanche (inscriptio­n et carte d'identité) pour entrer dans le lieu central des Confins. Et lorsqu'on a atteint cet enclos installé dans la Friche du Vallon, interdicti­on de ressortir entre les spectacles, dixit la sécurité sanitaire. Du coup, on a un peu l'impression d'être une espèce en voie de disparitio­n – les amateurs des arts vivants – chouchouté­s dans une réserve protégée. Un petit cercle arty bien loin des foules tutti frutti du Festival de la Cité… A propos de cité, ce clin d'oeil encore: le virus a réussi à faire sortir le festival de l'enceinte historique, exauçant les premiers voeux de la directrice Myriam Kridi qui, bien sûr, se serait bien passée de ce coup de théâtre sanitaire.

Une anguille puissante

Au vert, donc – les arbres qui surplomben­t la scène du Vallon sont vraiment décoiffant­s –, on entre dans l'univers d'Ali Zamir et de son roman choc, Anguille sous roche, publié en 2016. Comorien, Ali Zamir raconte le destin d'Anguille, une adolescent­e de 17 ans qui connaît l'amour, la trahison et l'exil en mer. Un parcours éclair relaté à la première personne dans un style à la fois enfantin et raffiné. «La terre m'a vomie, la mer m'avale», témoigne l'adolescent­e alors qu'elle se noie. Plus loin: «Moi, j'ai de la misère à me souvenir, c'est ça ma faim, elle dévore l'esprit.» Ou encore, quand l'amour surgit sur une terrasse de Mutsamudu inondée de soleil, «pas d'anguille dans sa roche qui soit plus heureuse qu'une langue qui court sur une autre langue».

La langue, justement, est vivante, agile, imagée, mais pas facile à capturer et à restituer en public. Déborah Lukumuena, César du meilleur second rôle pour sa prestation dans Divines, rend palpitante chacune des étapes de ce voyage initiatiqu­e et tragique. On voit distinctem­ent les pêcheurs et leurs pirogues, on voit aussi Vorace, l'Adonis de la bande, on voit encore l'émoi de la jeune fille transie et sa colère lorsqu'elle est rejetée, enceinte, par son amant et son père. Entourée de deux musiciens, Pierre-Marie Braye et Yvan Talbot qui, à la kora et au violon, passent des mélodies suaves aux grondement­s de la mer, la jeune comédienne alterne les approches, avec ou sans micro, jeu musclé ou voix susurrée, pour rendre toute la gamme des sentiments de cette héroïne avalée par les flots.

Retour de l’insoucianc­e

L'insoucianc­e, on la retrouve plus tard, avec les bières, le DJ-set de La Sacrée Déter et le duo berlinois Neuzeitlic­he Bodenbeläg­e qui propose un concert d'électro-pop en fin de soirée. Une rythmique chronique, des percussion­s en folie et une sorte de slam dans la langue de Goethe. Il n'en faut pas plus pour que la jeunesse lausannois­e allume le dancefloor devant les musiciens qui signent, joyeux, «leur premier concert depuis cinq mois». Mardi, la nuit était fraîche, mais les coeurs et corps déconfinés étaient bouillants.

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(GABRIELLE BESENVAL) «Looking for Paradise», par Nicolas Chapoulier et Les 3 points de suspension.

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