L’archipel des paumées
L’ARCHIPEL DES PAUMÉES (1/8) Aucun îlot de cette taille n’a connu pareil destin dans l’océan Indien. Ce banc de sable cerclé de récifs coralliens ne possède pas le moindre critère pour entrer dans les livres d’histoire. Et pourtant...
Paradisiaque, sablonneuse, luxuriante, rocailleuse ou inhospitalière… Les îles sont bien souvent porteuses d’histoires. Ce sont ces récits insulaires que Le Temps vous conte cet été.
Par une nuit sans étoiles de l’année 1761, L’Utile, un navire marchand de la Compagnie des Indes françaises, file vers la petite île de Rodrigues, au centre de l’océan Indien. Au milieu du brouillard, les 300 personnes à bord se heurtent à celle que certaines cartes d’alors font apparaître sous le nom d’«île des Sables». Près d’une centaine y laisseront la vie. C’est par ce tragique fracas que l’écho de l’îlot résonne pour la première fois. Si le lieu, réputé dangereux, est déjà connu de quelques marins depuis 1722, c’est surtout grâce à ce qui suit le naufrage que l’histoire de l’île Tromelin retentit jusqu’à aujourd’hui.
Pour comprendre la présence de l’embarcation dans ces eaux, il faut remonter le sablier de dix jours. Avant de se fracasser contre la barrière de corail, L’Utile appareille à Foulpointe, sur la côte orientale de Madagascar. Le navire a pour mission de ravitailler l’île de France qui affronte une sévère famine en raison de la surpopulation d’esclaves. Pour cette raison, le gouverneur Antoine Marie Desforges-Boucher interdit temporairement leur commerce sur les terres qu’il administre (les îles de France et Bourbon, actuellement Maurice et La Réunion).
Mais le capitaine de L’Utile, Jean de La Fargue, ne compte se priver d’aucune source de profit. Malgré l’interdit, il fait embarquer 160 esclaves malgaches afin de les revendre à Rodrigues pour sa fortune personnelle. Ce trafic explique non seulement la route empruntée par le marin français (beaucoup plus au nord que la voie connue), mais aussi sa volonté d’expédier son chargement au plus vite, quitte à risquer le naufrage. Même informé de la présence d’une île sur son passage, il préfère ignorer les indications de son pilote et poursuivre sa course folle.
Sur les 140 passagers français, 18 périssent avant d’atteindre la rive, alors que la moitié des esclaves, femmes, hommes et enfants, meurent noyés. Comme L’Utile n’est pas taillé pour le transport d’esclaves, les cales sont clouées chaque soir pour éviter toute révolte. Cette nuit-là, les malheureux ne doivent leur délivrance qu’à la violence de la houle, qui brise le pont du navire en même temps que les portes de leurs geôles. Face au désastre, Jean de La Fargue sombre dans la folie au rythme où les vagues s’engouffrent dans son vaisseau.
Retrouvé hébété dans les bouteilles (les toilettes réservées aux officiers) du bateau, le capitaine est incapable d’organiser le sauvetage. C’est désormais son premier lieutenant, Barthélémy Castellan du Vernet, qui mène les opérations. Après une brève reconnaissance de l’île, ce dernier s’aperçoit que la terre qu’il foule n’abrite ni arbre ni eau douce. Cruelle ironie du sort: l’épave de L’Utile représente quasiment l’unique ressource de l’île. Durant les trois premiers jours, le rationnement décrété par les Français entraîne le décès d’une trentaine d’esclaves, privés d’eau potable. Deux mois plus tard, l’équipage parvient à repartir à bord d’une petite embarcation de fortune, sans aucun Malgache à ses côtés.
Livrés à leur sort, une quarantaine de captifs sont abandonnés avec des vivres pour quelques jours et la lointaine promesse d’un secours. Le groupe endure avec hardiesse la faim et la soif, les vents et les marées. Il s’abreuve grâce à l’eau saumâtre d’un puits creusé au centre de l’île et s’abrite dans de petites habitations en pierre, semblables à celles que ces
Malgaches des Hauts-Plateaux érigent normalement pour enterrer leurs morts… Totalement étrangers au monde de la mer, ils pêchent, se nourrissent d’oiseaux et de tortues, seul gibier disponible autour de l’île. Ce n’est qu’après quinze ans d’oubli et trois tentatives de sauvetage, le 29 novembre 1776, que l’officier Jacques-Marie Tromelin de Lannuguy honore la promesse de Castellan du Vernet en venant secourir les survivants. Sur les 160 esclaves arrachés à Madagascar, seuls 7 femmes et un petit garçon de 8 mois ont survécu.
Une fois à Port-Louis (île Maurice), les rescapées et l’enfant sont affranchis. Au XIXe siècle, au moment où elle fait son entrée sur les cartes officielles, l’île des Sables est rebaptisée Tromelin, d’après le nom du «sauveteur» des naufragés. Dans les années 1950, la France commence à s’y intéresser de près pour sa position géographique, puisqu’elle constitue un véritable avant-poste sur la route des cyclones, permettant aux météorologues d’en déterminer les trajectoires. Une station météo ainsi qu’une piste d’atterrissage y sont installées en 1954, détruisant partiellement les vestiges laissés par les Malgaches deux siècles plus tôt.
C’est grâce à quatre expéditions archéologiques, entre 2006 et 2013, que le récit des naufragés a pu être restitué de manière précise. Des abandonnés que nous ne sommes pas près d’oublier, puisque leur histoire a fait l’objet de nombreux écrits et expositions, dont la dernière a eu lieu au Musée de l’homme à Paris en 2019. Une histoire qui est aussi celle de l’humanité tout entière, dans ce qu’elle a de plus cruel comme dans ce qu’elle révèle de solidarité et de résistance face aux dangers. Bande dessinée: «Les Esclaves oubliés de Tromelin», Sylvain Savoia, Ed. Dupuis, coll. Aire Libre, 2015.
Film documentaire: «Les Esclaves oubliés de Tromelin», Thierry Ragobert, 52 min, prod. INRAP et MC4 Production, 2010. Livre: «Les Naufragés de l’île Tromelin», Irène Frain, Ed. Michel Lafon, 2009.