Des quotas pour plus d’équité?
Aux Etats-Unis, en Inde, en Suède et en Afrique du Sud, l’injection de quotas a été tentée pour intégrer mieux et plus vite des pans entiers de la population dans la société, comme l’exigent les mouvements contestataires. Avec des résultats divers
La Suisse ne connaît pas les quotas. Pour la première fois, certes, on va mesurer les écarts de salaire entre hommes et femmes dans les grandes entreprises, et la révision du Code des obligations avalisée le 19 juin par les Chambres fédérales prévoit que les sociétés cotées devraient atteindre au moins 30% de femmes dans les conseils d’administration et 20% dans les directions. Mais… aucune sanction n’est prévue.
C’est pourtant un point commun des grèves des femmes et des manifestations antiracistes: l’exigence de plus d’équité, et vite. Il faut plus de femmes aux plus hauts postes, il faut plus d’enfants d’immigrés dans les universités, et les plafonds de verre doivent disparaître. La discrimination positive, les quotas pourraient-ils accélérer les transitions? Cette approche volontariste a déjà donné des résultats: il n’y a plus guère d’opposition aux listes électorales paritaires qui se sont imposées dans une majorité de pays, par exemple. Mais ces pratiques, qui font passer les équilibres de groupe avant les mérites individuels, créent une forme d’arbitraire, selon leurs adversaires. Gros plan sur quatre expériences très différentes.
EN NORVÈGE, 40% DE FEMMES DANS LES CA DES ENTREPRISES COTÉES
Comment accroître la diversité à la tête des entreprises cotées en bourse? Oslo s’est prononcé pour une mesure forte dès 2005, en les obligeant à compter 40% de femmes dans leur conseil d’administration, mesure assortie d’une sanction pour celles qui ne s’y plieraient pas. La décision fait boule de neige sur le Vieux-Continent, avec des versions nationales qui s’en inspirent dans plusieurs pays. Certains mettent la limite à 30%, d’autres sont plus souples avec les réfractaires.
Quinze ans plus tard, l’initiative de la Norvège est une réussite incontestable. Ou un échec cuisant, suivant où l’on se situe sur l’échiquier politique… Les adeptes des quotas pointent la mission accomplie: les femmes sont même plus de 40% à siéger dans les conseils d’administration des entreprises norvégiennes. Ils soulignent aussi que les grandes craintes qui avaient accompagné la mesure ne se sont pas matérialisées: des femmes alibis n’ont pas rempli les hautes instances des entreprises, pas plus que les «golden skirts» (ou jupes dorées, ainsi qu’on appelle les administratrices siégeant dans plusieurs entreprises) ne les ont colonisées ou, du moins, proportionnellement pas plus que leurs homologues masculins. Dans toute l’Europe, les études montrent par ailleurs que l’obligation de recruter davantage d’administratrices a professionnalisé le processus et conduit à chercher des candidats mieux formés.
Les sceptiques ont pointé un effet pervers: en Norvège, certaines entreprises cotées ont quitté la bourse pour échapper à la réglementation. Ils reprochent en outre aux quotas de ne pas avoir permis une évolution plus large de la présence des femmes dans les entreprises. Car, aux postes de cadres, intermédiaires ou supérieurs, en Norvège comme ailleurs, elles manquent encore cruellement.
AUX ÉTATS-UNIS, LE VOLONTARISME
DES UNIVERSITÉS REMIS EN CAUSE
«La race ne devrait jamais jouer aucun rôle, ni devant un policier, ni devant un juge, ni pour un emploi, ni pour une place à l’université.» Joint par téléphone, Edward Blum a le sens de la formule. Le président de Students for Fair Admissions (SFFA, 23000 membres) se bat depuis 2014 pour obtenir que l’origine ethnique n’intervienne plus dans les dossiers d’admission universitaire. L’association a lancé trois procès contre deux universités publiques, UNC-Chapel Hill et University of Texas, et une privée, Harvard – un dossier très médiatisé, l’université étant l’une des plus cotées au monde. Harvard a dû remettre six années de documents d’admission à la SFFA, 160000 dossiers dont il ressort, selon Edward Blum, que les candidats d’origine asiatique sont clairement discriminés, au profit des candidats blancs, noirs ou hispaniques. Si seules les notes obtenues aux examens d’entrée SAT étaient prises en compte, ils devraient en effet être bien plus nombreux. Une cour a jugé fin 2019 que Harvard respectait la loi, n’appliquant pas de quotas (interdits depuis 1978) mais intégrant l’origine ethnique dans son appréciation «holistique» d’une candidature; en février cependant, la SFFA a fait appel.
«La diversité, ce n’est pas la couleur de la peau», plaide encore Edward Blum, qui préfère qu’un coup de pouce soit donné aux candidats d’origine socioculturelle défavorisée pour assurer cette diversité, bénéfique à la collectivité. Mais sans que l’origine ethnique joue un rôle. «Vu notre histoire, refuser de voir les discriminations est une autre forme de discrimination, réagit Derek W. Black, qui enseigne le droit constitutionnel et les questions d’égalité à USC. Se dire «colorblind», indifférent à la couleur de peau, renforce en réalité le discours conservateur dominant. Bien sûr qu’on ne devrait s’intéresser qu’au mérite, mais pour moi des notes au SAT ne disent à elles seules pas grand-chose du mérite d’un candidat, elles ne sont pas neutres, elles dépendent de votre statut économique et social et de celui de votre école.»
EN INDE, DES QUOTAS CONTRE LA MARGINALISATION DES BASSES CASTES
Elles font partie des quotas les plus vieux du monde, mais elles ont un autre nom. En Inde, les «réservations» existent depuis les années 1930, et ont été formalisées et inscrites dans la Constitution en 1950, leur but étant d’assurer d’abord aux basses castes et aux tribus des places dans la fonction publique, en politique et dans les universités. Les catégories se sont ensuite élargies de même que les quotas eux-mêmes, concernant jusqu’à 50% des places, selon les régions. L’Etat du Tamil Nadu, où 69% des emplois dans le gouvernement et dans l’enseignement sont réservés à des castes ou des groupes défavorisés, détient le record.
Pour l’économiste français Thomas Piketty, les réservations sont un exemple pour le monde. Selon ses recherches, l’écart de richesse entre les plus basses castes et le reste de la société, même s’il reste important, s’est sensiblement plus réduit que celui entre les Afro-Américains et le reste de la population américaine dans la même période.
Adoubées par l’économie, les réservations n’en restent pas moins un vaste sujet de controverses en Inde. Outil électoraliste, moyen d’atteindre l’égalité ou encouragement à la médiocrité, les demandes de leur abolition ou au contraire de leur promotion en droit fondamental sont aussi opposées que récurrentes.
«Refuser de voir les discriminations est une autre forme de discrimination» DEREK W. BLACK, PROFESSEUR EN DROIT CONSTITUTIONNEL
Pour Umesh Kumar, qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Delhi, ces réservations sont pourtant indispensables «jusqu’à ce que le système de castes soit annihilé», affirme-t-il. C’est le seul moyen, dit-il dans une tribune publiée par le magazine Outlook, de «compenser l’exploitation et la marginalisation historique» qu’ont subies des pans de la société indienne.
EN AFRIQUE DU SUD, DES QUOTAS DANS LE CRICKET PAS TOUJOURS BIEN VÉCUS
«Personne ne serait heureux de penser qu’il a été choisi uniquement à cause de sa couleur de peau.» Le propos très désabusé de cet ancien joueur professionnel de cricket sud-africain noir montre bien à quel point la question des quotas dans le sport reste émotionnelle, raconte la chercheuse Mary Ann Dove dans The Conversation. Cela fait trente ans que l’Afrique du Sud a entrepris sa «transformation», cette transition de l’apartheid à une société déségréguée. Or le cricket, pratiqué depuis les années 1890, reste, comme le rugby, majoritairement un sport de Blancs, malgré les efforts de rééquilibrage entrepris depuis les années 1990.
Les premières mesures dans le cricket professionnel datent de 1999, elles ont ensuite été plusieurs fois modifiées et, depuis 2016, même l’équipe nationale doit se conformer aux chiffres «cibles» – l’autre nom des quotas. Aujourd’hui une équipe doit comporter au moins six joueurs de couleur, dont deux Sud-Africains noirs («de couleur» pouvant s’appliquer à des joueurs métis ou d’origine indienne). Le quota ne s’applique pas sur chaque match mais sur l’ensemble d’une saison. Mais l’objectif politique et social d’assurer un accès au plus haut niveau à des joueurs noirs, qui paient encore les sous-équipements en installations de certaines régions, entre en conflit potentiel avec l’objectif purement sportif, le but d’une équipe nationale étant de gagner, son intérêt étant donc de choisir les meilleurs joueurs d’où qu’ils viennent. Le débat a rebondi en janvier, quand le fameux quota n’a pas été respecté lors des deux premiers test-matchs contre l’Angleterre. Le cricket doit renforcer son système de formation dès le plus jeune âge et sur tout le territoire, écrit aussi Mary Ann Dove, faute de quoi les quotas continueront d’être politiquement nécessaires, sans résoudre aucune question de fond.
▅