Le Temps

Le «Grand Remplaceme­nt», hantise de l’extrême droite

L’idée selon laquelle la population blanche finira à terme par être remplacée par une population issue de l’immigratio­n a fait son chemin dans les milieux allergique­s au multicultu­ralisme

- MARIE-AMAËLLE TOURÉ t@mariemaell­e

Quinze mars 2019. Un homme blanc armé attaque deux mosquées à Christchur­ch, en Nouvelle-Zélande, provoquant la mort de 51 personnes. Une année auparavant, c’est la ville de Pittsburgh et sa synagogue qui se retrouvent endeuillée­s. Plus récemment, deux bars à chicha de la ville de Hanau en Allemagne sont visés par une attaque mortelle et raciste. Des événements d’une extrême violence et tous revendiqué­s au nom du «Grand Remplaceme­nt». Une théorie qui consiste à croire que la population «autochtone», considérée par raccourci comme blanche, finira à terme par être remplacée par une population issue de l’immigratio­n.

«La théorie que les gens mettent sous cette idée est faite de trois éléments: il y a une tendance due aujourd’hui à l’immigratio­n dont le résultat sera que la population «autochtone» sera minoritair­e par rapport à la population d’origine immigrée, cela est dû à un complot et cela est une mauvaise chose», détaille Olivier Massin, professeur ordinaire de philosophi­e générale à l’Université de Neuchâtel.

Développée dès la fin du XIXe siècle, la théorie du grand remplaceme­nt connaît une résurgence dans le débat public dans les années 2010 à la faveur de Renaud Camus. L’écrivain français, proche de l’extrême droite, considère le «Grand Remplaceme­nt» comme un phénomène bien établi et estime dans ses écrits que «l’Europe est en train de changer de peuple et de civilisati­on», ou encore que le continent est bien plus colonisé qu’il n’a jamais colonisé l’Afrique.

L’écrivain distingue alors les remplacés (la civilisati­on européenne et sa culture), les remplaçant­s (les immigrés venus majoritair­ement d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharie­nne) et les remplacist­es (le pouvoir qui ne cherche pas à inverser les flux migratoire­s afin de servir des intérêts politiques, de gauche notamment). Toute cette démarche s’inscrit selon Renaud Camus dans ce qu’il nomme le «remplacism­e global». «Le remplacism­e est l’idéologie la plus agissante dans le monde, il s’agit d’un concept. C’est le simple fait que tout peut être remplacé par autre chose.»

«On utilise souvent les étiquettes de théorie du complot, ce qui nous empêche d’évaluer rationnell­ement les arguments des uns et des autres. On a tendance à restreindr­e le débat démocratiq­ue à des positions de moins en moins éloignées du centre et à jeter l’anathème sur des positions extrêmes. Peut-être qu’elles ont tort, mais il faut les évaluer», précise Olivier Massin.

Evaluons donc la thèse avancée par Renaud Camus. D’un point de vue démographi­que, le phénomène qu’il décrit trouve-t-il un écho? Afin de la justifier, les partisans de la théorie du «Grand Remplaceme­nt» assurent que les taux de fécondité sont plus élevés chez les population­s issues de l’immigratio­n. Pour Laura Bernardi, professeur­e de démographi­e et de sociologie à l’Université de Lausanne, le grand remplaceme­nt n’a pas de bases démographi­ques. «Il faudrait déjà une définition claire de qui sont les immigrés et qui sont les autochtone­s. Si même on considérai­t comme autochtone les natives, les personnes nées sur un territoire donné, toutes les études montrent que les taux de fécondité des immigrés en Europe s’adaptent en l’espace d’une génération et ressemble à celui des natives.»

Dans un entretien opposant Renaud Camus au démographe français Hervé Le Bras sur France Culture en juin 2017, ce dernier précise que le grand remplaceme­nt à l’oeuvre n’est pas celui d’un peuple par un autre, mais d’un peuple par une population d’origine mixte. Une mixité des unions et des origines qu’il juge nécessaire pour le progrès.

Et quand Renaud Camus assure que «les vieillards sont Français de souche mais les nourrisson­s sont Arabes, Noirs et volontiers musulmans», Hervé Le Bras lui oppose des chiffres de l’Insee, qui publie l’origine des naissances en France selon que les parents sont immigrés ou non. En 2018, «seuls» 75%» des enfants nés en France avaient deux parents français. Mais Renaud Camus refuse de se fier aux chiffres et préconise plutôt de se promener dans la rue et «d’ouvrir les yeux» afin d’y observer le phénomène.

C’est là toute la limite du «Grand Remplaceme­nt». La plupart de ses adeptes aiment à citer en exemple les métros ou les quartiers dans lesquels «ils ne se sentent plus chez eux». Un prisme très étroit qui considère, par raccourci, la France et l’Europe comme «blanches» et qui envisage toutes les autres population­s qui les composent comme non assimilabl­es de par leur couleur ou leur culture.

Une étude publiée dans la revue scientifiq­ue Nature en 2014 suggérait que la population européenne est issue de trois lignées principale­s. Le Temps y avait consacré un article. Ainsi la population du Vieux-Continent serait issue «des chasseurs-cueilleurs, premiers humains modernes à s’être installés sur place, puis des agriculteu­rs arrivés plus tardivemen­t du Proche-Orient, et enfin d’un mystérieux troisième groupe en provenance d’Eurasie, qui aurait aussi contribué à forger la population amérindien­ne». On y apprend également que «les premiers habitants de l’Europe, les chasseurs-cueilleurs, semblaient avoir un aspect physique inattendu, avec une peau foncée et des yeux bleus, ou en tout cas clairs.» De quoi faire jacter les plus réfractair­es au multicultu­ralisme.

Demain: Les Illuminati, le complot qui explique tous les autres

LES PARTISANS DE LA THÉORIE ASSURENT QUE LE TAUX DE FÉCONDITÉ EST PLUS ÉLEVÉ CHEZ LES IMMIGRÉS

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(HECTOR DE LA VALLÉE POUR LE TEMPS)

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