Coureuse de fronts
L’AFRIQUE EN HÉRITAGE (4/5) La nouvelle directrice de la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC) est une ancienne sportive d’élite qui a écumé les points chauds de la planète pour le Comité international de la Croix-Rouge
J’AI DEMANDÉ QUI ÉTAIT LE CHEF. ON M’A RÉPONDU QUE C’ÉTAIT MOI
Une fois qu’elle a une idée en tête, difficile de la lui enlever. Patricia Danzi a 7 ans quand elle regarde à la télévision les Jeux olympiques de Montréal. Elle annonce à sa famille, incrédule, qu’un jour elle aussi participera à la compétition. Mission accomplie vingt ans plus tard à Atlanta. Fille d’une enseignante alémanique et d’un diplomate nigérian, la jeune athlète représente la Suisse en heptathlon. La même année, elle part avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour une première mission en Bosnie. «Le sport de compétition vaut beaucoup de diplômes. C’est un univers brutal qui m’a préparée au monde professionnel et politique. Cela vous apprend à encaisser les défaites et les succès», affirme la quinquagénaire au caractère bien trempé. A l’époque, les classes de sportétudes n’existent pas et elle s’entraîne vingt heures par semaine. Elle ne pourra jamais en vivre mais obtient une bourse dans l’université américaine de Lincoln, au Nebraska. Elle se souvient d’un endroit froid et venteux au milieu de nulle part. «L’université était fréquentée par des militaires. Quand, des années plus tard, j’ai eu affaire à eux dans le cadre de mes missions au CICR, cela nous faisait au moins un point commun», rigole-t-elle.
Patricia Danzi envisageait de marcher sur les traces de son père, mais les portes de la diplomatie helvétique lui sont alors fermées, car un de ses deux parents n’a pas le passeport à croix blanche. Ce sera finalement l’humanitaire, comme une évidence avec le recul. Sa mère, une enseignante engagée auprès des réfugiés, lui a transmis l’engagement social, son père le goût pour la politique.
Mais, au Nigeria, sa famille tombe des nues. «A leurs yeux, j’étais complètement folle, car j’avais la chance de bénéficier d’une vie tranquille. Eux avaient été pris dans la guerre du Biafra à la fin des années 1960. Ils ont essayé en vain de me dissuader.» Les langues se délient subitement. Les récits de viols et de famine refont surface. L’histoire du grand-père, leader biafrais tombé pendant le conflit, est de nouveau racontée. «Ma famille a vécu la guerre dans sa chair. Cela m’a toujours accompagnée et aidée à me mettre à la place des personnes qui ont tout perdu», assure Patricia Danzi.
Son baptême du feu a lieu à Gorazde, une enclave musulmane en Bosnie prise quelques années plus tôt par les forces serbes, où chaque maison porte les stigmates des combats. «Lorsque je suis arrivée, j’ai demandé qui était le chef. On m’a répondu que c’était moi. Il a fallu se débrouiller, apprendre sur le tas. De nombreux habitants avaient disparu et quand on retrouvait leur cadavre dans un charnier, il fallait l’annoncer aux proches. Nous avions beau être plus préparés à chaque fois, les gens s’effondraient. J’ai de la peine à être fière. Nous avons fait ce que nous pouvions», raconte-t-elle, marquée par cette première expérience, dont elle garde des amitiés indéfectibles.
Bien d’autres missions, avec leur lot de mauvaises nouvelles, suivront, du Kosovo au Pérou en passant par l’Angola et la République démocratique du Congo. «Au début, le CICR ne voulait pas m’affecter en Afrique, se souvient-elle, encore indignée. Je leur demandais si les Européens ne pouvaient pas non plus aller en exYougoslavie et qu’il ne faudrait y envoyer que des Africains!»
Retour douloureux au Nigeria
Le mot racisme n’est pas prononcé. Patricia Danzi a toujours tâché de faire de sa différence une force. De son enfance à Kerns, un petit village du canton d’Obwald, elle a appris la nécessité de faire le premier pas. «J’ai toujours pensé que c’était à moi d’aller vers les autres, cela m’a servi jusque dans les endroits les plus reculés d’Afghanistan. Une fois passée la première impression, vous êtes jugé sur ce que vous apportez et vous êtes vraiment accepté», jure-t-elle, bien aidée par le fait qu’elle parle sept langues.
Forte de ce volontarisme, cette mère de deux enfants continue de tracer sa route au CICR. Elle est responsable des opérations en Afrique, quand elle revient au Nigeria, de nouveau déchiré par la guerre. En 2018, elle est confrontée à la pire hantise des humanitaires: la mort de collègues. Deux jeunes sages-femmes nigérianes kidnappées par l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest et tuées à quelques semaines d’intervalle. «Nous redoutions cette seconde issue fatale, souffle-t-elle, mais comment aurions-nous pu l’éviter?» Le CICR a refusé de payer une rançon car cela aurait mis en danger les milliers d’autres délégués engagés sur d’autres théâtres de conflit.
«Dans ces moments-là, on se demande si l’humanitaire a encore une chance, confie Patricia Danzi, dans un rare moment de doute. Puis je suis allée voir les familles et la soeur d’une des sagesfemmes m’a dit qu’elle souhaitait poursuivre son travail.» De quoi donner la force de continuer. Chaque jour, l’ancienne athlète se réfugie dans le sport, de la course à pied, du vélo, de la natation ou de la randonnée, si possible dans l’air frais.
Elle raconte aussi des moments enivrants et des rencontres inspirantes dans la noirceur du monde. Comme quand le CICR a accompagné les accords de paix historiques en Colombie. Ou lorsque les délégués dialoguent avec des détenus qui, une fois le cours de l’histoire changé, deviennent les futurs leaders d’un pays. Même si Patricia Danzi garde un souvenir marquant d’une rencontre avec l’ancien président américain Barack Obama, elle n’avoue aucun modèle particulier.
C’est elle qui a postulé pour diriger la Division du développement et de la coopération (DDC). Elle a pris ses fonctions en mai dernier, en pleine pandémie du Covid-19, qui bouscule les opérations humanitaires et questionne les priorités de l’aide au développement. La DDC ambitionne de se recentrer sur l’Afrique. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis veut que l’aide au développement serve davantage les intérêts de la Suisse et intègre plus les entreprises helvétiques. Les milieux de la coopération sont déjà vent debout. Le terrain est miné. Patricia Danzi a l’habitude.
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