Le Temps

Les Etats-Unis redécouvre­nt le soccer TREIZE JOUERONT FINALEMENT EN EUROPE ET UN DANS LE RÉPUTÉ CHAMPIONNA­T MEXICAIN. CETTE ÉQUIPE A GAGNÉ LE PARI DE LA CRÉDIBILIT­É

Il y a trente ans, il s’était passé beaucoup de choses lors de la 14e Coupe du monde de football. Notamment pour les Américains, venus pour voir et apprendre, à quatre ans de leur propre World Cup

- TEXTES: LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

L’homme qui a implanté le soccer aux Etats-Unis n’est pas Pelé mais Paul Caligiuri. Un obscur milieu de terrain qui jouait en deuxième division allemande avant de devenir champion de RDA et qui a réussi là où la création artificiel­le d’un championna­t, la North American Soccer League (NASL), monté à coups de dollars, de stars (Pelé, Beckenbaue­r, Best, Cruyff, Neeskens), de pelouses synthétiqu­es et de pom-pom girls échoua en 1984. Paul Caligiuri a marqué le but qui, le 19 novembre 1989, qualifia les Etats-Unis pour la Coupe du monde 1990 en Italie. Quarante ans après leur dernière participat­ion, quatre ans avant la World Cup at home. «Ce but a amené Adidas, des centres d’entraîneme­nt et la Nike Academy plus tard. Il a permis à l’argent de couler et à ce sport de devenir crédible aux Etats-Unis», estime aujourd’hui l’ancien joueur Bruce Murray sur le site de la Major League Soccer (MLS), une ligue créée en 1996 selon l’engagement pris par la fédération américaine au moment d’obtenir l’organisati­on de la Coupe du monde 1994.

Le but suivant de Paul Caligiuri, le 10 juin 1990 contre la Tchécoslov­aquie à Florence, n’a pas laissé autant de souvenir. La participat­ion des Etats-Unis à la Coupe du monde italienne, trois matchs, trois défaites, pas de faits marquants, rien de glorieux ni d’infamant, fut oubliable au possible. Mais l’essentiel était d’y être. Leur finale de Coupe du monde, les Américains l’avaient jouée sept mois plus tôt à Port-d’Espagne contre Trinité-et-Tobago.

Il est étonnant avec le recul de constater combien ce match décisif a pu être présenté dans les médias américains comme une cause perdue d’avance. Un peu comme si, au même moment, le Pentagone avait envisagé l’invasion militaire du Panama avec la peur au ventre. Mais en 1989, l’équipe nationale de football des

Etats-Unis, 250 millions d’habitants, a tout à redouter de celle du minuscule Etat caribéen. L’équipe ne ressemble pas à grand-chose: un assemblage de types costauds un peu frustes dans des équipement­s qu’aurait refusés la RDA et pratiquant un style de jeu démodé, même en Irlande du Nord. Les joueurs n’ont plus de championna­t et s’autogèrent pour organiser des camps d’entraîneme­nt et des matchs amicaux contre des équipes universita­ires.

A Port-d’Espagne, toute la ville est en rouge et la journée du lendemain a déjà été décrétée fériée. La foule remplit deux stades, celui de football et celui, voisin, de cricket où la rencontre est retransmis­e sur un grand écran. La pelouse est miteuse mais le but de Caligiuri superbe: une demi-volée de 25 mètres à la trajectoir­e plongeante qui prend de vitesse le gardien. Ce tir a un surnom, shot heard round the world, et sa petite histoire: ayant reçu l’interdicti­on de s’aventurer près des buts adverses, Caligiuri s’estima trop avancé au sortir d’un dribble et déclencha une frappe soudaine.

Un passionné nommé Kissinger

Sur ce coup-là, le Team USA ne jouait pas que la crédibilit­é du soccer aux EtatsUnis. En l’absence de championna­t décent, la fédération, U.S. Soccer, a mis sous contrat une quinzaine de joueurs depuis 1988. Les contrats s’achèvent en décembre. «Gagner signifiait un salaire à six chiffres avec la fédération, perdre fichait tout par terre», se souvient l’ancien joueur Bruce Murray sur le site de la MLS. Ils ne sont pas les seuls à jouer gros, U.S. Soccer s’est endettée et son président, Werner Fricker, y a mis une part importante de son propre argent.

Ainsi les Etats-Unis revenaient-ils en Coupe du monde. Ils avaient participé aux deux premières éditions, se classant même troisièmes en 1930, et étaient revenus en 1950 au Brésil pour créer l’une des plus grandes sensations de l’histoire en battant l’Angleterre (avec, on l’apprendra plus tard, trois joueurs non sélectionn­ables car non Américains…). «Le football aux Etats-Unis est paradoxal parce que son histoire est ancienne et qu’il existe une forte culture soccer, mais ce n’est pas une culture nationale, relève l’historien du football Paul Dietschy. C’est un sport de minorités (allemandes juives jusque dans les années 1950, puis latinos), et un sport féminin.»

L’équipe de 1990 compte de nombreux patronymes allemands et italiens, un des joueurs est né à Nuremberg, un autre à Montevideo, un troisième est le fils d’un ancien coéquipier hongrois de Ferenc Puskas. Mais l’immigré clé dans le renouveau du soccer aux Etats-Unis est… Henry Kissinger, le secrétaire d’Etat et Prix Nobel de la paix 1973. «Kissinger est né en Allemagne, reprend Paul Dietschy, il appartient à cette bourgeoisi­e juive qui a fui le nazisme après avoir fondé une partie des clubs et de la DFB. Il aime profondéme­nt le football. Pour le bicentenai­re de l’indépendan­ce des Etats-Unis en 1976, il organise un tournoi avec le Brésil, l’Angleterre, l’Italie. Kissinger est dans les tribunes avec Havelange, il a toujours été très proche des milieux de la FIFA.»

Kissinger, qui a déjà favorisé l’arrivée de Pelé au Cosmos de New York en 1975, soutient en 1978 la candidatur­e des EtatsUnis à l’organisati­on de la Coupe du monde 1986, attribuée à la Colombie. Celle-ci renonce en 1982 et la FIFA doit se réunir en mai 1983 à Stockholm. «Le

Canada et les Etats-Unis étaient en lice avec un bon dossier, mais le Mexique a gagné assez nettement», se souvient Sepp Blatter. Il semble que les pays latino-américains aient fait bloc pour que l’édition reste dans leur zone d’influence. «A ce moment-là, reprend Sepp Blatter, on s’est dit que si l’on avait une fois l’occasion d’aller aux Etats-Unis, on irait.»

Ce sentiment est confirmé un an plus tard par le retour d’expérience du tournoi olympique des Jeux olympiques d’été de Los Angeles. Pourtant, le président du comité d’organisati­on, Peter Ueberroth, avait dit à Blatter: «Je ne veux pas voir de soccer en Californie!» Mais sur place, le représenta­nt de la FIFA, Walter Gagg, découvre «que les Américains étaient très désireux de découvrir le football. Il y a eu 116000 spectateur­s pour la finale! La plupart n’avaient jamais vu de soccer et regardaien­t cela avec les codes du baseball: un long dégagement loin devant les impression­nait plus qu’un petit pont. Nous avions compris que pour eux l’événement comptait plus que le sport, et que si nous pouvions les convaincre que la Coupe du monde était un grand événement, une édition aux Etats-Unis serait un grand succès.»

C’est ce que vend en 1988 à la FIFA le président du comité de candidatur­e, Scott LeTellier: «Vous verrez quelque chose que vous n’avez jamais vu. Toutes les places

seront vendues.» Les Etats-Unis sont préférés au Maroc et au Brésil. «Pour Havelange, le choix des Etats-Unis est dans la lignée de sa politique d'universali­sation et entre en convergenc­e avec son appétence pour le business», explique Paul Dietschy.

Avant d'accueillir la Coupe du monde, les Américains viennent en Italie pour la découvrir. Il y a peu de supporters autour de l'équipe mais une grosse délégation de maires, de responsabl­es d'office de tourisme, de spécialist­es RP, d'experts en tous genres, de recteurs d'université. Les grands médias (Time, Newsweek,

Sport Illustrate­d) sont présents. Et bien sûr, Henry Kissinger tient une chronique quotidienn­e dans le Los Angeles Times.

Les neuf villes hôtes de 1994 n'étant pas encore connues, le comité d'organisati­on a invité 200 représenta­nts de 25 villes, qui font le tour des stades, des centres médias, des organisate­urs, des villes. Le maire de Dallas avoue ne pas savoir qui est Maradona. Au pays, 24 matchs sont diffusés sur TNT, la chaîne que vient de lancer Ted Turner à Atlanta. Elle touche 35 millions de foyers mais n'espère que des audiences entre 250000 et 1 million de téléspecta­teurs.

Avec 24 ans de moyenne d'âge, l'équipe américaine est la plus jeune du tournoi. Le capitaine, le gardien Tony Meola (un

Tony Soprano qui s'ignore), a 21 ans seulement. Le sélectionn­eur, Bob Gansler, est tout aussi inexpérime­nté: il n'a jamais assisté à une Coupe du monde. Dix joueurs ont eu un avant-goût en participan­t en 1988 au tournoi olympique des Jeux de Séoul et sept (Murray, Eichmann, Vanole, Trittschuh, Ramos, Vermes, Windischma­nn) ont même disputé la première Coupe du monde de futsal en 1989 aux Pays-Bas! Rare joueur au bénéfice d'une expérience à l'étranger, Bruce Murray a passé la saison 1988-1989 au FC Lucerne de Friedel Rausch.

«Faites pour le mieux»

Avant le premier match, le 10 juin à Florence contre la Tchécoslov­aquie, l'équipe reçoit un message du président George Bush: «Au collège aussi, j'ai joué au football dans ma jeunesse. Faites pour le mieux.» Même novice, un Yankee en short reste un compétiteu­r. Le vestiaire est confiant, le groupe persuadé de ses qualités, la tactique assez offensive.

Sur le premier but tchèque, trois défenseurs foncent sur le même joueur et délaissent Skuhravy devant le but. Sur le deuxième, Windischma­nn perd un ballon dans sa surface et concède un penalty en voulant se rattraper. Sur le troisième, Ivan Hasek (1m76) marque de la tête sans opposition sur corner. Caligiuri réussit un but magnifique, le premier des Etats-Unis depuis quarante ans en Coupe du monde, mais Wynalda se fait expulser naïvement pour avoir répliqué à un coup et les Etats-Unis explosent (1-5).

France Football déplore «une défense qui prend l'eau de toute part, des erreurs et une naïveté qui feraient hurler des supporters de troisième division, des individual­ités qui n'ont ni le sens du collectif ni la moindre maîtrise technique; et par-dessus le marché pas la moindre notion tactique à une époque où cet aspect du football a l'importance que nous savons». Une nouvelle déculottée contre l'Italie risque de nuire au développem­ent du soccer, redoute Victor Sinet.

On craint le pire quatre jours plus tard pour le deuxième match contre l'Italie à Rome, auquel doivent assister Carl Lewis et Mohamed Ali. «João Havelange a commis une erreur historique en donnant la World Cup aux Américains. C'est comme organiser les World Series de baseball en Italie!» persifle Giorgio Chinaglia, star de la Lazio de Rome et du Cosmos de New York. En conférence de presse, Bob Gansler se donne un peu de crédit en citant ses références – «nous ne jouerons pas comme l'Inter de 1962»

– mais il passe au prudent 3-5-2 à la mode dans ce Mondiale et mise sur l'impact physique de ses joueurs pour limiter la casse.

Pour défier les stars italiennes, les Etats-Unis disposent de sept joueurs universita­ires, deux joueurs en salle et un certain nombre de gars qui pigent dans l'American Profession­al Soccer League (APSL) créée quelques mois plus tôt. Le capitaine Mike Windischma­nn jouait deux ans plus tôt au Brooklyn Italians, un club amateur de New York. «Je jouais à l'université de San Francisco et Donadoni à l'AC Milan, raconte le défenseur John Doyle sur le site de la MLS. Notre masse salariale ne suffisait pas à payer un seul joueur italien.»

Dans le tunnel des vestiaires, Roberto Donadoni laisse poliment la priorité aux Américains. «Je me suis dit: «Quelle classe, ces Italiens…» poursuit John Doyle, et puis j'ai compris quand on s'est retrouvés tout seuls au milieu du stade, hués par 80000 Italiens, et qu'eux sont arrivés, salués par une ovation monstrueus­e…»

Ils encaissent rapidement un but de Giannini, offrent naïvement un penalty que Vialli envoie sur le poteau mais tiennent le choc et sortent finalement sous les ovations du public, séduit par leur vaillance. «Ce jour-là, le football aux Etats-Unis a fait un pas en avant», estime Paul Caligiuri. Il reste un match pour beurre mais que les joueurs disputent ardemment, et même violemment, à l'Autriche, victorieus­e 2-1.

Avant de rentrer au pays, Bob Gansler se voit demander combien de ses hommes auraient le niveau pour les clubs européens. «Au moins une demi-douzaine», répond-il, se souvenant de l'hilarité de la salle. Treize joueront finalement en Europe et un dans le réputé championna­t mexicain. Les Américains ont gagné le pari de la crédibilit­é. «Aujourd'hui, tous ces gars sont un peu oubliés, alors qu'ils sont toujours actifs dans le football et qu'ils ont été des pionniers», regrette Steve Trittschuh.

Bien des années plus tard, le gardien de but Tim Howard, 121 sélections et trois participat­ions à la Coupe du monde avec le Team USA, dira pourtant: «J'avais le poster de Tony Meola au-dessus de mon lit et je voulais être comme lui.»

 ??  ?? Le but de Paul Caligiuri contre Trinité-et-Tobago, le 19 novembre 1989, qui qualifia les Etats-Unis pour la Coupe du monde 1990, quarante ans après leur dernière participat­ion et quatre ans avant l’organisati­on à domicile de la World Cup 1994.
Le but de Paul Caligiuri contre Trinité-et-Tobago, le 19 novembre 1989, qui qualifia les Etats-Unis pour la Coupe du monde 1990, quarante ans après leur dernière participat­ion et quatre ans avant l’organisati­on à domicile de la World Cup 1994.
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(MARK LENNIHAN/AP PHOTO)

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