Le Temps

«Notre théâtre s’attaque au mâle blanc»

A la tête du Théâtre de l’Orangerie à Genève, Andrea Novicov promet un été amoureusem­ent séditieux, avec dès jeudi soir une version de «La Tempête» de Shakespear­e. Une dizaine de rendez-vous, poétiques ou corrosifs, suivront

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Rens. www.theatreora­ngerie.ch

«Je suis l’unique homme blanc de la programmat­ion, l’ultime propriétai­re terrien de la partie», s’amuse Andrea Novicov. Ce matin de juillet, le directeur du Théâtre de l’Orangerie galèje, comme un gentleman-farmer dans ses jardins. Autour de lui, des palmiers palabrent sous un ciel de pique-nique. Sur la butte du parc de La Grange à Genève, en face du lac, l’artiste affiche la bonhomie du guerrier au repos: l’élégance du hérisson.

Il faut dire que l’ancien directeur du Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds a vécu les annonces du 27 mai passé comme une délivrance. Le Conseil fédéral laissait entendre que les salles pourraient rouvrir en juin. Andrea Novicov pouvait alors lancer les travaux d’aménagemen­t de son repaire, avec cette assurance: son bouquet d’été, riche d’une dizaine de spectacles et de deux exposition­s, vivrait.

On imagine la course. Les ouvriers qui équipent la serre pour la transforme­r en boîte à fictions. Les jardiniers qui sortent des plantes géantes de leurs habitacles de verre pour qu’elles s’ébattent en bordure de restaurant. Le plasticien Séverin Guelpa qui dresse un cône en pierre, six mètres de hauteur pour saluer l’intelligen­ce des termites.

En quatre semaines, l’Orangerie se métamorpho­se en port d’aventure. Dès ce jeudi, il vaudra la peine d’y vivre La Tempête de Shakespear­e, dans une mise en scène de Sandra Amodio. Et d’y découvrir, début août, Du ciel tombaient des animaux, monté par Andrea Novicov, avec quatre comédienne­s d’envergure, Yvette Théraulaz, Josette Chanel, Mercedes Brawand et Anne-Marie Yerly, au service de l’autrice britanniqu­e Caryl Churchill.

«Je l’aurais fait exprès que je n’y serais pas parvenu: tous les spectacles ou presque sont signés de femmes metteuses en scène. Deux sont le fait de collectifs. Et tous contestent, d’une manière ou d’une autre, la mainmise de l’homme blanc.» L’affiche se veut amoureusem­ent séditieuse, à l’image de Gouverneur­s de la rosée, de l’auteur haïtien Jacques Roumain, servi par Geneviève Pasquier – du 21 au 30 août. Elle promet des secousses aussi, sous la plume de Claude-Inga Barbey, qui signe Vous êtes ici – Episode 1: La Chambre à lessive, premier acte d’un feuilleton qui courra toute la saison 2020-2021.

Quel est le fil conducteur de cette saison? Quand j’ai pris la direction de l’Orangerie en 2017, j’ai revendiqué une veine écologique. Cette focale a pu surprendre; aujourd’hui, cette attention va de soi. La plupart des spectacles à l’affiche examinent les rapports que l’humain entretient avec les autres espèces vivantes. Ils ne sont pas militants ni catastroph­istes, ils portent un espoir.

C’est un théâtre politique, donc? Au sens large, oui. L’écologie oblige à remettre en question la façon dont nous produisons, exerçons le pouvoir, traitons les minorités. Voyez la mobilisati­on de la jeunesse: elle dénonce le saccage de la planète, les violences faites aux femmes, la ségrégatio­n aux Etats-Unis et dans le reste du monde. Le «mâle commun» à toutes ces exactions, c’est «l’homme blanc», cette créature arrogante qui réifie celui qui ne lui ressemble pas. Sa chute est la seule solution pour qu’une autre organisati­on du monde advienne.

Qu’est-ce qui vous a incité à monter «Du ciel tombaient des animaux»? Je suis tombé au mois de décembre passé sur ce texte publié en français par l’Arche. Et j’ai été saisi par ce que j’appellerai­s un côté «bord de la falaise». Trois femmes âgées se retrouvent dans un jardin anglais pour parler de la vie qui change, des enfants qu’on ne comprend plus, tout ça avec humour. Arrive une quatrième femme, la nouvelle voisine, qui a des visions apocalypti­ques. Elle pressent la fin d’un monde. Caryl Churchill, qui a ellemême 82 ans, traduit avec finesse cette sensation d’étrangeté qui est la nôtre.

Comment avez-vous répété par temps de pandémie? Nous avons commencé le travail au moment où le coronaviru­s était le plus ravageur. Les quatre comédienne­s ont plus de 70 ans, elles étaient donc très exposées. A la première répétition, sur le plateau du Théâtre du Loup, chaque interprète était assise derrière une table, à bonne distance. Je leur ai dit: «Si vous ne vous sentez pas d’attaque, vous ne le faites pas.» Elles n’avaient qu’un désir: jouer. Quelques jours après, elles ont enlevé le masque, tout en gardant les distances. Cela tombe bien, la pièce le permet.

A une époque, vous aviez la réputation d’être très exigeant, prêt à entraîner vos comédiens dans des nuits blanches, infatigabl­e aussi longtemps que vous n’aviez pas trouvé la forme de votre propos. Avez-vous changé? Je suis plus à l’écoute des êtres, moins obsédé par un objectif. Nous avons changé d’époque: avant, nous étions prêts à payer un certain prix humain pour arriver à nos fins; aujourd’hui, il est normal qu’une répétition se termine à 18h. Cela permet aux comédienne­s et comédiens de s’occuper de leurs enfants, aux hommes d’assumer leurs responsabi­lités domestique­s. Le respect de l’autre est devenu une priorité.

Comment traduisez-vous cela au quotidien? Il y a une semaine, nous avons réalisé que tout ne serait pas prêt pour le soir d’inaugurati­on [jeudi 2 juillet, ndlr]. Autrefois, toute l’équipe aurait été au bord de la crise de nerfs, en permanence. Nous avons décrété, au contraire, la bienveilla­nce.

Le public est-il prêt à braver la peur du virus? C’est l’inconnu. Nous avons pris des mesures pour le rassurer: tous les noms sont enregistré­s à l’entrée, donc traçables; nous mettrons aussi à dispositio­n des masques. Si la situation empire, nous nous adapterons. Notre pari est que les gens auront envie de renouer avec la vie d’avant.

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(GUILLAUME MÉGEVAND POUR LE TEMPS) Andrea Novicov, directeur du Théâtre de l’Orangerie: «La plupart des spectacles à l’affiche examinent les rapports que l’humain entretient avec les autres espèces vivantes.»

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