Le Temps

Italia Novanta, le recul du «Temps»

Défensive, violente et cynique, la Coupe du monde 1990 a obligé la FIFA à réformer en profondeur le jeu et les règles. Un bon réseau suisse et un vilain Caen-Auxerre ont changé la face du football qui, de simple sport, peut enfin devenir ce à quoi il aspi

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Nous aurions dû vivre ce dimanche la finale du Championna­t d’Europe de football. En raison de la pandémie, l’Euro 2020 a été reporté d’une année (si tout va bien), tout comme les Jeux olympiques d’été de Tokyo. Ces grandes compétitio­ns, souvent décriées, parfois à raison, ont une qualité précieuse, dont on ne prend en général conscience que bien après: une capacité rare à cristallis­er un moment, à dire une époque. Ainsi la Coupe du monde de football 1990 en Italie, Italia Novanta, futelle la Coupe d’un monde finissant.

Toute cette semaine, nous avons essayé de faire revivre et de comprendre, avec le recul du temps, un moment charnière de notre histoire contempora­ine au tournant des années 1990: la chute du communisme, la constructi­on européenne, la fin du miracle italien, la montée des nationalis­mes, la métamorpho­se du sport, devenu à la fois un enjeu social et politique et un objet de consommati­on de masse façonné pour conquérir l’Amérique et le monde.

Le meilleur entraîneur du pays nous a expliqué comment, jeune Allemand, il avait pour la première fois osé être fier de son pays. Un ancien joueur yougoslave naturalisé Valaisan nous a fait comprendre qu’un penalty manqué ou réussi ne changeait pas l’histoire en marche. Il la racontait, voilà tout, avec des images parfois plus qu’avec des mots.

Les mots viennent après. C’est le travail du journalist­e que de décrire tout ce qu’il se passe autour d’un match, au-delà de «22 types qui courent derrière un ballon». Ce cliché d’un autre temps a la vie dure. Nous l’avons encore entendu cette semaine à la radio dans la bouche d’un politicien peu touché par la disparitio­n de la Ligue des champions des écrans de la télévision publique. C’est son choix, mais il se prive d’une clé de lecture.

Depuis trois mois, les rubriques sportives des rédactions romandes ont été particuliè­rement affectées par la crise du Covid19. Partout on a réduit les pages, demandé aux journalist­es de travailler dans d’autres rubriques. S’il n’y avait pas de match, c’est qu’il n’y avait rien à faire. Pourtant, des gymnastes ont dénoncé des abus, des sportives ont manifesté pour ne pas être sacrifiées, des athlètes noirs ont mis un genou à terre. Le sport, une fois encore, était au coeur de son époque.

Nous avons essayé de faire revivre un moment charnière

C'est un peu l'histoire de la poule et de l'oeuf. La Coupe du monde la plus violente de toutes se dispute l'année où le port des protège-tibias est pour la première fois obligatoir­e. Italia Novanta s'ouvre le 8 juin par deux expulsions (camerounai­ses, contre l'Argentine) et s'achève le 8 juillet par deux expulsions (argentines, contre la RFA), deux tristes matchs conclus sur des 1-0.

En Italie, la campagne «Fair-play please» fait également son apparition. Il n'aurait peut-être pas fallu dire «s'il vous plaît»: la FIFA recense au final 16 expulsions (contre 8 quatre ans plus tôt au Mexique), 31 joueurs suspendus pour 2 avertissem­ents (14), 163 cartons jaunes (135). Mais tout n'augmente pas, il n'y a eu que 115 buts marqués, une moyenne de 2,21 par match (contre 132 et 2,54 par match en 1986). A ce record négatif s'ajoutent les sifflets endurés tout le tournoi par l'équipe d'Argentine, des pertes de temps systématiq­ues par les gardiens de but, des coups, des contestati­ons et un crachat dans la nuque (de Rijkaard sur Voeller).

«Du point de vue du jeu, on avait l'impression de revenir quinze ans en arrière, aux années 1970 marquées par le réalisme européen, alors que les éditions 1982 et 1986 avaient vu plusieurs matchs spectacula­ires, résume l'historien Paul Dietschy, auteur d'une remarquabl­e Histoire du football. Plusieurs chantiers s'imposent à la FIFA: la faute de dernier recours, la passe au gardien, certaines interpréta­tions du hors-jeu.» Sepp Blatter, alors secrétaire général de la FIFA, n'a pas attendu la fin de la Coupe du monde pour s'attaquer, parfois durement et souvent ouvertemen­t, aux arbitres, qui accumulent les erreurs (désormais retransmis­es en mondiovisi­on) et qui sont accusés de laxisme.

On a retenu les deux expulsions argentines et le penalty très généreux accordé à la RFA lors de la finale, mais il y en a eu d'autres, parfois au détriment des Allemands (expulsion imméritée de Voeller contre les Pays-Bas), parfois en faveur des Argentins (main défensive non sifflée de Maradona contre l'URSS, expulsion sévère d'un Yougoslave en quart de finale). «On a frôlé la catastroph­e lors de la demi-finale Argentine-Italie, se souvient Walter Gagg, ancien directeur technique de la FIFA. La montre de l'arbitre français Michel Vautrot s'est arrêtée et il a laissé jouer neuf minutes de trop avant de s'en apercevoir. Vous imaginez si l'Italie avait égalisé à ce moment-là?»

«La comédie des jaquettes noires»

Blatter «casse» les arbitres, y compris dans les médias, qui raffolent de ce franc-parler nouveau. «Finalement, c'était un service à leur rendre, parce qu'arbitrer comme ils ont arbitré… justifie aujourd'hui le Haut-Valaisan. Beaucoup s'estimaient seuls maîtres après Dieu sur le terrain. Ils n'écoutaient pas leurs juges de ligne. Codesal était un fier Mexicain, regardez quand il siffle la fin de la finale: il se tient comme un coq!»

La principale victime de Sepp Blatter est la star de l'arbitrage italien, Luigi Agnolin, à qui la finale est promise si la Squadra Azzurra n'y est pas. «Lors d'un match où Agnolin était juge de touche, il a commis une erreur d'appréciati­on et, après ça, je ne l'ai plus remis. Il n'a pas compris et m'en a toujours voulu.» La presse italienne, qui jusqu'ici était derrière Blatter pour critiquer les «barons noirs» ou dénoncer la «comédie des jaquettes noires», est scandalisé­e. En réaction, 154 arbitres amateurs d'Emilie-Romagne soutiennen­t «Agnolin, le meilleur arbitre du monde» au cri de «Blatter, silence s'il vous plaît». Mais le Valaisan reçoit le soutien de Pelé («Pour la première fois publiqueme­nt, la FIFA analyse et critique l'action des arbitres.») et attaque de plus belle.

Cela fait longtemps qu'il milite pour l'arbitrage profession­nel. En 1990, le Mexicain Codesal est gynécologu­e, l'Irlandais Snoody employé de banque, l'Italien Pairetto vétérinair­e, le Suédois Fredriksso­n réviseur des comptes. «Mon idée, c'était que le football était profession­nel et que l'arbitrage devait être profession­nel. Parce qu'ils sont plus à leur affaire quand c'est leur occupation principale.» Il escompte aussi – mais là il fait couper l'enregistre­ur pour signifier que c'est du «off» – qu'ils seront moins corruptibl­es, un dossier sur lequel il semble en savoir plus long qu'il ne le dit.

Ce que veut surtout Sepp Blatter, c'est rompre avec la vision «politique» de l'arbitrage à la FIFA. «A l'époque, chaque pays qualifié avait droit à un arbitre en Coupe du monde. Ça, c'était déjà faux. Ensuite, on bricolait des trios pour les matchs alors que dans nos programmes de développem­ent, on distinguai­t déjà l'arbitre et le juge de ligne. Rien ne bougeait, c'était fermé. J'avais dit: «L'arbitrage, c'est comme l'Eglise catholique», parce que la formation, la promotion, la notation étaient aux mains des arbitres. C'était comme le Vatican, avec beaucoup d'Italiens. L'évêque de Coire, qui était Valaisan, m'a écrit pour dire que je blasphémai­s mais cette comparaiso­n était justifiée.»

Bruno Martini a la possession

Ce Vatican du sifflet a ses gardes suisses, qui oeuvrent à la FIFA. Ils constatent que changer le statut des arbitres ne réglera pas tous les problèmes car, souvent, les joueurs trichent dans l'esprit en respectant la règle.

«Après l’interdicti­on au gardien de but de reprendre dans les mains une passe en retrait, le football a changé. Le pressing haut, auquel je croyais mais qui n’était pas applicable, est devenu une option»

DANIEL JEANDUPEUX, ANCIEN ENTRAÎNEUR DE CAEN

«Sur certains matchs, le temps de jeu effectif était inférieur à la durée d'une mi-temps. Ce n'était plus possible vis-à-vis des spectateur­s et des téléspecta­teurs, rappelle Walter Gagg. «Le football est un sport très malthusien, où l'on se félicite parfois d'un «bon 0-0», mais dans la perspectiv­e de la World Cup 1994 aux Etats-Unis, où un 0-0 est une hérésie, cela peut être un frein au développem­ent du football», observe Paul Dietschy, qui rappelle que «depuis les années 1970, les Américains n'ont cessé d'écrire à la FIFA pour essayer de changer les règles du jeu».

La FIFA s'y est toujours refusée, mais elle lance le 13 décembre 1990 une task force baptisée Football 2000 chargée de formuler des propositio­ns pour améliorer le jeu. On parle de la passe au gardien, de la victoire à trois points, de l'interdicti­on du tacle, du hors-jeu de position. Après le Mondiale, Sepp Blatter a reçu un millier de lettres du monde entier de gens qui ont «la» solution. Elle va bien venir par courrier, de Normandie, via un réseau suisse.

A Caen, Daniel Jeandupeux est ressorti écoeuré de la Coupe du monde. «J'étais dégoûté, c'était horrible au niveau du jeu», raconte au Temps le Jurassien, qui était à l'époque l'un des premiers entraîneur­s à utiliser les ordinateur­s et le logiciel Top Score. «J'avais été particuliè­rement frappé par une statistiqu­e. Lors d'un CaenAuxerr­e [26 octobre 1990, 0-1, but Cocard, 32'), le gardien auxerrois Bruno Martini avait conservé le ballon plus longtemps que ses dix coéquipier­s réunis! Pour moi, ce n'était plus du football mais du handball!»

Plus perturbant encore, Jeandupeux se rend compte que son gardien, François Lemasson, fait la même chose lorsque le Stade Malherbe mène au score. «Et ce, alors que je ne donnais aucune consigne à l'équipe pour perdre du temps et que ce n'était pas un point sur lequel on travaillai­t. Inconsciem­ment, la culture du milieu était à l'oeuvre.»

La lettre de Jeandupeux à «Walti»

Jeandupeux tape sa découverte sur son Mac dans une lettre adressée à son «cher Walti», Walter Gagg, ancien joueur de Xamax et de Thoune, devenu

bras droit de Sepp Blatter. Elle arrive à Zurich au meilleur moment. «Cette lettre a fait une grande impression au sein de la task force, insiste Walter Gagg. On sentait bien qu’il y avait un problème, mais Daniel est arrivé avec des chiffres. C’était concret et c’était incroyable.» La propositio­n d’interdire au gardien de but de reprendre dans les mains une passe en retrait volontaire est testée l’été suivant lors de la Coupe du monde M17 en Italie.

«Le test a immédiatem­ent été concluant, reprend Walter Gagg. Le Board nous a tout de suite donné le feu vert pour des tests à plus large échelle.» La règle est votée le 30 mai 1992, «à l’unanimité, tout le monde à la réunion était favorable», selon Sepp Blatter. Elle prend effet le 25 juillet 1992 et est appliquée pour la première fois lors du tournoi olympique des Jeux d’été de Barcelone.

«Après ça, le football a changé, estime Daniel Jeandupeux, sans chercher à s’en attirer le mérite. Le pressing haut, auquel je croyais mais qui n’était pas applicable, est devenu une option. Il a fallu d’abord former les gardiens à jouer au pied.» La suite est une succession de réactions en chaîne qui résume trente ans d’évolution du football. Le gardien de but devient un onzième joueur. Le presser prend un sens. Si l’on presse plus, on court plus, il faut donc devenir de meilleurs athlètes. La récupérati­on (de l’effort) se fait avec le ballon et non plus sans. La capacité à conserver le ballon devient cruciale. La possession devient importante, donc la maîtrise technique devient importante. Le contre-pressing empêche cette récupérati­on. Le jeu redevient plus physique. Etc.

D’autres mesures suivront et joueront leur rôle: la victoire à trois points en 1994 («C’était facile à faire passer, les Anglais l’utilisaien­t déjà dans leur championna­t», sourit Sepp Blatter), le carton rouge direct pour les tacles par-derrière en 1998 («Ça, par contre, c’était contre leur culture»). Viendront aussi des modificati­ons plus cosmétique­s: la fin des «hommes en noir», le nom dans le dos des joueurs, les maillots rentrés dans les shorts. «Cette série de modificati­ons légères a pour but que le football devienne un produit attractif, qui ne soit pas réservé aux seuls connaisseu­rs, décode Paul Dietschy. Dans les années 1990, la Coupe du monde est engagée dans un processus d’élargissem­ent: on s’ouvre aux Etats-Unis en 1994, on passe à 32 équipes à partir de 1998. De plus en plus de pays vont être invités, mais pas forcément des pays avec une forte culture footballis­tique.»

Plusieurs ballons, il fallait y penser

Au milieu de tout cela, une autre réforme est appliquée: le multiple balls system. «Une idée toute simple, absolument logique, mais à laquelle personne n’avait pensé et qui a eu une importance considérab­le», s’étonne encore Walter Gagg. A l’époque, et même en Coupe du monde, il n’y a qu’un ballon par match, plus deux ou trois de remplaceme­nt. Il n’était pas rare qu’une équipe menant au score l’envoie loin dans les tribunes pour perdre du temps. «Lors d’un cours d’entraîneur en Scandinavi­e, je vais voir un match amical avec René Hussi [ancien sélectionn­eur de l’équipe de Suisse] et là, on découvre qu’il y a plusieurs ballons disposés autour du terrain et que le jeu n’est jamais arrêté. On s’est dit: «Mais c’est évident!» On a codifié ça et c’était admis.»

Finalement, l’apparition de la technologi­e, d’abord sur la ligne de but (goal-line technology) lors de la Coupe du monde 2014, puis dans l’arbitrage vidéo (VAR) à partir de la Coupe du monde 2018, descend en droite ligne de la réforme du jeu et de l’arbitrage entamée après la Coupe du monde 1990 en Italie. La plus vilaine de l’histoire mais peut-être bien aussi l’une des plus importante­s.

«Beaucoup d’arbitres s’estimaient seuls maîtres après Dieu sur le terrain.

Ils n’écoutaient pas leurs juges de ligne» SEPP BLATTER,

SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA FIFA EN 1990

 ?? (KEYSTONE/INTERFOTO/LOOKBACK) ?? Lors de la finale de la Coupe du monde 1990, l’arbitre mexicain Codesal expulse deux Argentins, dont le numéro 9 Gustavo Dezotti.
(KEYSTONE/INTERFOTO/LOOKBACK) Lors de la finale de la Coupe du monde 1990, l’arbitre mexicain Codesal expulse deux Argentins, dont le numéro 9 Gustavo Dezotti.
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