Le Temps

Faire la queue comme les Anglais

- ÉRIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

La présence du coronaviru­s et les chiffres haussiers de ces derniers jours – 104 cas hier en Suisse – obligent à s’armer de patience devant les magasins

■ Or, en Europe, les Britanniqu­es sont passés maîtres dans l’art de faire la queue, au point que celui-ci est considéré comme un trait de caractère national

■ «A l’arrêt de bus, un Anglais, même seul, forme une queue ordonnée d’une personne», selon George Mikes, un humoriste hongrois réfugié au Royaume-Uni

■ Notre correspond­ant à Londres revient sur l’histoire de cette pratique, sur les équations qui la régissent et détaille les règles à suivre pour bien faire la queue

«Dans les années 1950, quelqu’un s’est dit que le problème n’était pas le temps d’attente, mais l’impression que celui-ci était trop long»

PROFESSEUR AU MIT

Avec la distanciat­ion sociale, les files d’attente se multiplien­t devant les magasins. Mais faire la queue est un art et une science, dans lesquels les Britanniqu­es sont passés maîtres

L’espace d’un instant, on avait cru au miracle. La supérette de ce quartier de Londres semblait libre. C’est au moment de passer la porte que le grand gaillard nous a interpellé: «A la queue!» Le gardien avait beau avoir l’oreille collée à son téléphone portable, il n’avait pas perdu le décompte. Pas plus de cinq personnes à la fois dans le magasin, distanciat­ion physique oblige. Nous voilà donc en train de faire la queue seul sur le trottoir. De quoi confirmer le fabuleux adage lancé en 1946 par George Mikes, un humoriste hongrois réfugié au Royaume-Uni: «A l’arrêt de bus, […] un Anglais, même s’il est seul, forme une queue ordonnée d’une personne.»

FEUX DE SIGNALISAT­ION ET CODES QR

Les Anglais ont élevé la file d’attente au rang d’art. Kate Fox, une anthropolo­gue, consacre pas moins de huit pages «aux règles pour faire la queue» dans son formidable livre Watching the English (Hodder & Stoughton, 2014). Elle commence son ouvrage avec un passage hilarant où elle tente de resquiller dans une gare à l’heure de pointe pour voir la réaction de ses compatriot­es. Mais, étant elle-même Anglaise, elle s’en découvre complèteme­nt incapable. Et voilà comment elle se retrouve à 7h30 du matin en train de descendre un verre de brandy pour se donner du courage. Ce sera, assure-t-elle, l’expérience «la plus difficile, répugnante et désagréabl­e que j’ai faite pour ce livre». Qui a dit que faire la queue n’était pas une affaire sérieuse?

Ce ne sont pas les commerçant­s qui nous contrediro­nt. Avec la distanciat­ion sociale, ils aiguisent actuelleme­nt leurs nouvelles armes pour nous faire patienter. Au Royaume-Uni, Aldi a mis au point un système de feux de signalisat­ion à l’entrée. Un compteur détecte automatiqu­ement le nombre de clients dans le magasin et passe au rouge quand le maximum est atteint.

Asda, une grande chaîne d’hypermarch­és possédée par l’américain Wal-Mart, est allée un cran plus loin. Elle teste actuelleme­nt un système de «queue virtuelle» du côté de Leeds, dans le nord de l’Angleterre. En arrivant sur place, les clients doivent scanner un code QR avec leur téléphone portable. Un numéro leur est attribué, indiquant leur emplacemen­t dans la file d’attente et déclenchan­t une alarme sur leur téléphone quand c’est leur tour.

Imogen Wethered dirige Qudini, la société qui fournit ce système de file d’attente virtuelle. Depuis le début de la pandémie, elle ne sait plus où donner de la tête. D’une dizaine de clients qui la contactaie­nt chaque semaine avant la pandémie, elle est passée à plus d’une cinquantai­ne. «Pour l’instant, on est encore dans un monde relativeme­nt confiné, explique-t-elle. Mais quand on rouvrira complèteme­nt l’économie, on risque d’avoir trop de monde sur les trottoirs, avec des files d’attente qui se mélangeron­t. Ce sera dangereux. Les systèmes virtuels vont être nécessaire­s pour éviter ça.»

UN OBJET D’ÉTUDES

Ces innovation­s dans les files d’attente ne sortent pas de nulle part. Il existe une science et un art d’organiser les queues, peaufinés depuis au moins un siècle. Une dizaine de milliers d’études universita­ires (!) ont été consacrées au sujet. Car une queue se calcule et se réduit à coups d’équations. Tout commence en 1917. Agner Erlang, un ingénieur danois, travaille pour la société nationale téléphoniq­ue. Il fait face à une question très simple: quelle taille doit faire le standard téléphoniq­ue, alors manuel? S’il est trop petit, les Danois risquent d’attendre longtemps pour pouvoir passer un coup de téléphone. S’il est trop grand, cela coûte trop cher à l’entreprise. Agner Erland invente alors un système d’équations pour résoudre le problème.

Depuis un siècle, son applicatio­n se retrouve partout. C’est ainsi qu’au début des années 1970, Richard Larson est appelé d’urgence pour résoudre un sérieux problème au standard téléphoniq­ue de la police de New York. Alors étudiant, celui qui est aujourd’hui professeur à la prestigieu­se université Massachuse­tts Institute of Technology (MIT) et surnommé «Dr. Queue» fait alors face à des forces de l’ordre désemparée­s. La police vient d’introduire un numéro de téléphone unique pour les urgences, le 911, mettant fin aux différents numéros par quartier. Mais celui-ci est presque injoignabl­e, nécessitan­t souvent plus d’une demi-heure d’attente.

L’explicatio­n est simple: le nombre de policiers pour répondre au téléphone est réparti uniforméme­nt dans la journée, tandis que le nombre d’appels varie d’un facteur de dix suivant les heures. Mais encore faut-il calculer exactement comment répartir le travail au standard téléphoniq­ue. En utilisant les équations d’Agner Erlang, Richard Larson finit par résoudre le problème.

«La science de la queue n’est cependant que la moitié de l’histoire. L’autre partie est l’aspect psychologi­que», ajoute-t-il. La découverte vient là aussi des Etats-Unis, où la multiplica­tion des gratte-ciel a rendu incontourn­able l’attente aux ascenseurs, et son lot de plaintes. «Dans les années 1950, quelqu’un s’est dit que le problème n’était pas le temps d’attente, mais l’impression que celui-ci était trop long. Pour réduire ce sentiment, des miroirs ont été installés devant les portes des ascenseurs. Et le nombre de plaintes a effectivem­ent baissé», raconte Richard Larson. Les gens en profitaien­t pour se refaire une beauté ou pour observer discrèteme­nt les alentours…

DES PRINCIPES DE L’ATTENTE

Adrian Furnham, professeur de psychologi­e à University College London, a récemment compilé des dizaines d’études sur l’art de faire la queue. Il en déduit quelques grandes leçons incontourn­ables, utilisées par la plupart des grandes entreprise­s. Premier principe: il faut que l’attente paraisse juste. Dans un supermarch­é, rien n’est plus énervant que de voir la file d’à côté aller plus vite. De plus en plus d’enseignes forment des queues uniques, pour l’ensemble des caisses.

Deuxième principe: il faut occuper les gens. Certains restaurant­s font ainsi patienter les clients en leur fournissan­t le menu ou en offrant quelques amusebouch­es. Disneyland, le «Machiavel de la queue», selon Richard Larson, multiplie les effets musicaux ou encore l’interventi­on de personnage­s déguisés en Donald ou Mickey.

Troisième principe: informer du temps d’attente prévu. Les arrêts de bus qui indiquent l’heure du prochain passage appliquent cette idée. Mieux encore, il faut parfois exagérer le délai. C’est ce que fait systématiq­uement Disneyland. L’attente au début des attraction­s «est généreusem­ent surestimée, si bien que les clients ressortent heureux d’avoir attendu moins de temps qu’ils le pensaient», souligne l’une des études passées en revue par Adrian Furnham.

Quatrième principe: donner l’impression… qu’il n’y a pas d’attente. C’est ainsi qu’un patient peut être invité à patienter à l’intérieur du cabinet du médecin, plutôt que dans la salle d’attente. Même si le temps est identique, son impatience sera moindre. Enfin, dernier grand principe: rassurer les gens qui font la queue. Au cinéma, il faut par exemple leur dire qu’ils sont bien dans la file pour le bon film, expliquer qu’il y aura de la place pour tout le monde. L’anxiété baisse, rendant ces moments plus faciles. A garder en tête lorsqu’on vous criera: à la queue!

 ?? (HANNAH MCKAY/REUTERS) ?? Avec les règles de distanciat­ion sociale imposées en raison de la pandémie, la file d’attente a ressurgi en force. Or, en Grande-Bretagne, elle est un art très documenté.
(HANNAH MCKAY/REUTERS) Avec les règles de distanciat­ion sociale imposées en raison de la pandémie, la file d’attente a ressurgi en force. Or, en Grande-Bretagne, elle est un art très documenté.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland