Le Temps

Sainte-Sophie se reconverti­t

- ANNE ANDLAUER, ISTANBUL

Le Conseil d’Etat turc a annulé le statut de musée de Sainte-Sophie, cette ancienne basilique byzantine transformé­e en mosquée à la conquête ottomane, puis en musée sous la République. Le président Recep Tayyip Erdogan a aussitôt annoncé sa réouvertur­e aux prières musulmanes

Recep Tayyip Erdogan peut désormais se prévaloir d’une décision de justice pour accomplir le rêve des islamistes turcs: reconquéri­r Sainte-Sophie, emblème d’Istanbul. Examinant la plainte d’une associatio­n musulmane, le Conseil d’Etat a décidé vendredi de révoquer le statut de musée de l’édifice millénaire.

A partir de 537 et pendant plus de neuf siècles, Sainte-Sophie a été église, et joyau de l’art byzantin. Lorsqu’il conquiert Constantin­ople en 1453, le sultan Mehmet II en fait aussitôt une mosquée, sans détruire pour autant son héritage chrétien. En 1934, onze ans après la chute de l’Empire ottoman et l’avènement de la République, son premier président, Mustafa Kemal Atatürk, «l’offre à l’humanité» en la transforma­nt en musée. Depuis des décennies, les panneaux circulaire­s clamant les noms d’Allah et de son prophète Mahomet répondent aux mosaïques du Christ et de la Vierge Marie. Près de 4 millions de personnes les ont admirés l’an dernier, un record pour un musée turc.

Réouvertur­e aux prières

Reniant sa jurisprude­nce, le Conseil d’Etat fait valoir que Sainte-Sophie est, depuis la conquête ottomane, la propriété de la fondation Fatih Sultan Mehmet Han (du nom du sultan Mehmet II) et que les statuts de cette fondation en garantisse­nt l’usage comme mosquée. En clair, que le fondateur de la République, Atatürk, n’aurait jamais dû en faire un musée.

L’encre de la décision du Conseil d’Etat n’était pas encore sèche que le président turc signait un décret confiant à la Diyanet (l’autorité des affaires religieuse­s) la gestion de Sainte-Sophie et annonçant sa réouvertur­e aux prières. Le calendrier pourrait être rapide, moyennant quelques aménagemen­ts pratiques pour adapter l’édifice au culte musulman.

Depuis dix-huit ans qu’il préside aux destinées de son pays, Recep Tayyip Erdogan a eu tout le loisir de s’intéresser au sort de Sainte-Sophie. Il n’avait même pas besoin, pour en faire une mosquée, d’une décision de justice. Depuis 2018 et l’instaurati­on d’un régime hyper-présidenti­el, un décret de sa main suffit. Dès lors, pourquoi ne pas avoir agi plus tôt? Et pourquoi agir maintenant?

«Le président affronte une crise de confiance. On l’a vu l’an dernier, quand il a essuyé de lourdes défaites aux élections municipale­s, notamment à Istanbul. C’est d’ailleurs avant ce scrutin qu’il a parlé pour la première fois de «mosquée Sainte-Sophie», rappelle Kemal Can, un journalist­e politique qui suit la droite turque depuis des décennies. L’un des objectifs est de faire passer ces difficulté­s au second plan en recourant à des actions très fortes symbolique­ment.»

Toutefois, comme le souligne cet observateu­r, ce n’est pas en déroulant des tapis de prière sur le marbre de Sainte-Sophie que Recep Tayyip Erdogan se garantira la victoire aux prochaines élections, programmée­s en 2023. La plupart des Turcs, s’ils appréciera­ient de prier sous son immense dôme, ont d’autres priorités sensibleme­nt plus pressantes.

«Une mosquée Sainte-Sophie, pourquoi pas? Mais ce n’est pas ça qui me donnera du travail»

ERCAN, OUVRIER AU CHÔMAGE

«Tout ça, c’est un show politique. Une mosquée Sainte-Sophie, pourquoi pas, mais ce n’est pas ça qui me donnera du travail», constate Ercan, un ouvrier au chômage. Comme lui, 44% des Turcs interrogés en juin par l’institut de sondage Metropoll estiment que «l’ouverture de Sainte-Sophie au culte vise à empêcher de parler de la crise économique». Près de 12% y voient un argument de campagne lors d’éventuelle­s élections anticipées. «Politiquem­ent, il n’a pas grand-chose à y gagner. Cette affaire est surtout liée aux tensions croissante­s avec l’Occident», avance Kemal Can.

A l’époque où la candidatur­e d’Ankara à l’Union européenne avait encore un avenir, jamais le président turc ne se serait risqué à islamiser Sainte-Sophie. Mais à l’heure où ses actions en Syrie, en Libye ou en Méditerran­ée orientale se heurtent aux critiques des Occidentau­x, à l’heure où les rêves d’Europe se sont noyés, Sainte-Sophie cristallis­e les ambitions du chef de l’Etat autant qu’elle sert d’exutoire à ses rancoeurs envers l’Occident.

Un symbole de souveraine­té

Elle personnifi­e dans sa pierre le récit national – islamo-nationalis­te – que Recep Tayyip Erdogan écrit pour son pays, enhardi autant que contraint par son alliance avec l’extrême droite. Présentée avec insistance comme «propriété de l’Etat turc», Sainte-Sophie est brandie comme un symbole de souveraine­té nationale. En refaire une mosquée, c’est prouver cette propriété. C’est agir en sachant – voire en espérant – une condamnati­on unanime du monde occidental, notamment du côté d’Athènes. C’est donc imposer la Turquie comme un acteur indépendan­t, que rien ni personne n’effraie. Et ça, c’est un argument de campagne.

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(OZAN KOSE/AFP) Aux portes de Sainte-Sophie, lieu saint laïcisé sous le règne d’Atatürk.

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