Le Temps

En mer Baltique, le pont de la discorde

Lors de son inaugurati­on il y a vingt ans, le pont de l’Oresund devait être le symbole de l’union entre les deux pays voisins. Face à la gravité de l’épidémie en Suède, le voici transformé en ligne de démarcatio­n sanitaire

- FRÉDÉRIC FAUX, STOCKHOLM

Pour passer le pont de l’Oresund, qui traverse la mer Baltique pour unir les deux cités côtières de Malmö et Copenhague, la Suède au Danemark, et plus largement la péninsule scandinave au reste de l’Europe, les Suédois n’ont plus droit à l’erreur.

Leur pays étant sur la liste noire de ceux où le coronaviru­s circule allègremen­t, ils ne peuvent le franchir que s’ils travaillen­t ou possèdent une maison au sud du détroit. Des conditions qui ne s’imposent pas aux habitants des régions de Västerbott­en, Blekinge et Kronoberg, qui sont moins touchées. Ceux qui résident dans les provinces frontalièr­es de Scanie et de Halland, au sud de la Suède, peuvent de leur côté passer s’ils sont munis d’un certificat de non-contaminat­ion, sous peine d’être renvoyés du Danemark pour «danger sanitaire».

Le transit vers le reste de l’Europe est autorisé pour tous les Suédois, s’ils présentent une réservatio­n d’hôtel, de séjour, ou autre document prouvant qu’ils n’ont pas l’intention de flâner au Danemark. Et si vous pensez avoir tout compris, et être en règle, méfiance: les critères d’admission sont réexaminés sur une base hebdomadai­re, annoncés chaque jeudi, et appliqués le samedi suivant.

La Suède étant considérée comme un pays à risque, Copenhague n’est pas la seule capitale européenne qui a décidé de l’ostraciser. La Grèce, qui encore récemment demandait une quarantain­e obligatoir­e aux touristes suédois, n’accepte toujours pas les vols directs en provenance de Stockholm. Londres a décidé de lever les mesures d’isolement pour les voyageurs venant de pays comme le Danemark, la France, l’Italie… Mais pas pour les Suédois. A Chypre, ils sont même interdits de séjour.

L’affront ultime

L’affront ultime, cependant, est venu des cousins scandinave­s. Depuis 1958, et la mise en oeuvre de l’Union nordique, ils avaient l’habitude de passer d’un pays à l’autre sans passeport et sans contrôle aux frontières. Mais le choix de la Suède, qui n’a pas confiné sa population au plus fort de la crise et présente aujourd’hui un taux de mortalité record (543 morts pour 1 million d’habitants, soit entre cinq et douze fois plus que les pays voisins), a changé la donne. La Finlande maintient toujours des restrictio­ns à l’entrée des Suédois sur son territoire. Le Danemark et la Norvège ont décidé de rouvrir leur frontière entre eux mais pas avec la Suède.

Les tensions se cristallis­ent sur le pont de l’Oresund, qui fête bien mal à propos ses 20 ans. Lors de son inaugurati­on par les souverains des deux pays le 1er juillet 2000, cette liaison routière et ferroviair­e de 16 kilomètres devait être le symbole de l’abolition des frontières en Europe, et du mariage tant attendu entre le Danemark et la Suède, seulement séparés par un bras de mer.

Il s’agissait alors de remplacer un ferry poussif par une liaison express – vingt minutes en voiture, trente-cinq en train – rendant parfaiteme­nt possible de commencer une soirée dans les bars du port de Copenhague et de la finir au pied du Turning Torso de Malmö; de travailler d’un côté du détroit, et de vivre de l’autre. Les habitants de Copenhague ont ainsi déménagé

«A chaque crise, les usagers du pont sont les premiers pris en otage»

TURE ERTMANN, EMPLOYÉ DES CHEMINS DE FER DANOIS

à Malmö, où l’immobilier est plus accessible, alors que ceux de Malmö mettaient le cap au sud pour travailler, faire du shopping, ou prendre l’avion à l’aéroport de Copenhague-Kastrup. Aujourd’hui, 7 millions de véhicules empruntent le pont chaque année, comme 10 à 12 millions de passagers ferroviair­es.

Parmi eux figure Ture Ertmann, 45 ans, employé dans l’administra­tion des chemins de fer danois. Il y a neuf ans, il décidait avec sa famille d’aller vivre du côté suédois. Aujourd’hui, il regrettera­it presque son choix: «A chaque crise, les usagers du pont sont les premiers à être pris en otage, déplore-t-il. La Suède a commencé à rétablir les contrôles douaniers sur le pont en 2015, pour arrêter les réfugiés qui arrivaient à ses frontières. Et puis le Danemark a pris la même mesure en 2019, car il craignait des menaces criminelle­s venant de Suède. Aujourd’hui, c’est le coronaviru­s: depuis le mois de mars, tous les trains sont stoppés pour des contrôles. Il faut descendre sur le quai, montrer son passeport et même une preuve que l’on travaille au Danemark. Au lieu de prendre trente-cinq minutes, le trajet peut durer jusqu’à une heure!»

Des Suédois «déportés»

Et Ture Ertmann n’est pas le seul à maudire les blocages de l’Oresund. Dans les médias de Stockholm, les témoignage­s indignés de Suédois déportés du Danemark pour un justificat­if mal rempli ou un tampon manquant se multiplien­t. Sur BroenLive, la page Facebook des «navetteurs» qui empruntent le pont tous les jours, la colère monte. Certains ont déjà déménagé près de leur lieu de travail, d’autres sont prêts à le faire. «Nous avons tellement cru à ce pont… Aujourd’hui je suis déçu, se désole Ture. Sans règles communes, l’Oresund n’a plus aucun sens.» Comme tous les résidents suédois voulant mettre le cap au sud, et vers le reste de l’Europe, il s’est donc résigné à attendre les nouvelles consignes des autorités danoises: jeudi prochain, à 16 heures.

 ?? (NIELS CHRISTIAN VILMANN/EPA) ?? Le pont de l’Oresund, entre Copenhague et Malmö, devait être le symbole de l’abolition des frontières en Europe.
(NIELS CHRISTIAN VILMANN/EPA) Le pont de l’Oresund, entre Copenhague et Malmö, devait être le symbole de l’abolition des frontières en Europe.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland