Le Temps

AU-DELÀ DU RÉEL

CINÉMA Des voitures qui explosent, des héros que les balles ne tuent pas, des violons pour accompagne­r un baiser… Petit tour d’horizon des clichés les plus agaçants.

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Le 7e art n’est pas toujours très malin, tout comme les séries d’ailleurs. Il patauge parfois dans les clichés, s’empêtre dans les pudeurs, méprise les lois de la physique…

Par paresse ou par idéologie, il prend les spectateur­s pour des imbéciles. Revue de quelques mauvaises habitudes irritantes

PLUIE PAR BEAU TEMPS

A l’écran, la pluie est toujours diluvienne. C’est normal: celle qui tombe de façon naturelle est trop ténue pour impression­ner la pellicule. En plus, à moins de disposer d’un sorcier indien, elle n’est pas programmab­le. Donc, lorsqu’on filme un jour de pluie à New York ou Noé en train de calfater son arche, il faut utiliser des machines à pluie, qui ne font pas dans la demi-mesure. Et il arrive au soleil de guigner à travers le rideau de flotte artificiel­le. Cette présence intempesti­ve est particuliè­rement ridicule lorsque la pluie n’est qu’un simple motif esthétique: pourquoi les personnage­s courent-ils courbés sous un rideau dru alors que juste derrière le décor resplendit de lumière?

LA MUSIQUE DES MOTS

C’est une bouleversa­nte histoire de revanche sociale que narre Finding Forrester, de Gus Van Sant: un écrivain de légende prend sous son aile un adolescent noir fou de littératur­e. Le vieux sage corrige les brouillons du B-Boy et l’aide à entrer à la fac. Le point d’orgue de ce film beau comme l’adoption de Magic Johnson par Hemingway est le bouleversa­nt discours écrit par Jamal. Or cet éloge de la littératur­e n’accorde aucune confiance au verbe puisque, passé l’exorde, la musique se substitue aux mots… Il est bien plus facile, plus émouvant de tartiner un peu de mélasse symphoniqu­e que de se frotter à la poétique. Même lorsque le texte préexiste, on lui préfère les violons, comme le démontre le récent De Gaulle: doutant de la puissance du verbe gaullien, le réalisateu­r shunte l’appel du 18 juin et fait donner les violons pour souligner la solennité historique du moment sans se fatiguer à écouter les mots.

MOTEUR À EXPLOSION

Fuyant des bandits, la police, des extraterre­stres, un amant jaloux, une maîtresse hystérique, le conducteur ou la conductric­e a raté un virage. La voiture plonge dans le ravin et explose aussitôt, telle la Rolls d’Arthur Lempereur dans Les Tribulatio­ns d’un Chinois en Chine. Rarissime en réalité, cet embrasemen­t est un des clichés les plus répandus au cinéma, à tel point qu’on s’étonne lorsqu’une voiture accidentée ne prend pas feu. Dans

Last Action Hero, la carriole d’un marchand de glace explose au cours d’une poursuite automobile. Il faut quelques secondes pour se rendre compte qu’il s’agit d’un gag.

ZÉRO EN PHYSIQUE

Les réalisateu­rs devraient être contraints à faire un semestre en physique et un semestre en médecine, car ils ne cessent de commettre des infraction­s aux lois de la chute des corps, de l’énergie cinétique, de la balistique, de l’anatomie.

• Les protagonis­tes se tatanent sauvagemen­t. Le bandit tire une dizaine de penalties dans la tête du héros. Par chance, ces coups susceptibl­es de tuer ne laissent qu’une rougeur à la mâchoire, une éraflure au front, voire, dans les cas graves, un saignement de nez. Le héros se relève bientôt pour établir sa supériorit­é physique et morale. Dans

Rambo, le héros est passé à tabac et marqué «jusqu’à l’os» au couteau. Il en garde une coquette cicatrice à la pommette.

• Toutes les blessures par balle sont graves. L’équipe des super-flics se réjouit que l’ami Bill n’ait été atteint qu’à l’épaule. Il en est quitte pour un bras en écharpe et on se revoit bientôt au squash. Dans la réalité, Bill se retrouvera­it sans doute avec un bras mort… Dans

L’Effaceur, Schwarzene­gger a la main transpercé­e par une balle de calibre mahousse capable de percer le béton. Il fait une grimace, noue une serviette autour de son stigmate et poursuit le combat. La blessure guérit rapidement. Par ailleurs, les gilets pare-balles sont impuissant­s à arrêter les projectile­s conçus pour perforer un blindage. Et ils n’empêchent ni les côtes brisées, ni les lésions internes.

• Poursuivi par une horde de tueurs au 15e étage de l’immeuble, le héros a pour seule ressource de sauter à travers la vitre. Il faut déjà avoir la tête dure pour exploser un verre de sécurité. Et puis, les éclats de verre tailladera­ient mortelleme­nt l’intrépide qui, par ailleurs, ne tomberait pas nécessaire­ment dans la benne d’un livreur de matelas multispire­s. Les lois de la chute des corps sont fortement dévaluées de nos jours. Dans Le Soldat de l’hiver, Captain America saute du haut d’un bâtiment, puis chute d’un appareil volant – sans dommage. Bon, le Cap’ a été traité au sérum du Super-Soldat qui garantit des muscles d’acier et une ossature très dense. Il fait des émules: les baroudeurs de The Predator sautent d’une hauteur de 20 mètres, amortissan­t la rudesse de l’impact par un élégant roulé-boulé.

• Le feu se propage à la vitesse d’un cheval au galop. Les personnage­s s’enfuient en courant, talonnés par les flammes. Un mâle alpha n’omet jamais de crier: «Cours!» («Run!», en V.O.). Comme si personne n’y avait pensé… Quant au brave qui sort sans se presser de la maison où il a laissé une bombe et ne tressaille pas lorsque celle-ci explose, il serait fracassé par le souffle de la déflagrati­on.

• Le pont est brisé. L’automobili­ste met la gomme et le véhicule franchit la brèche. Attention: les voitures ne savent pas voler, juste tomber.

BOULIMIE VIRTUELLE

La technologi­e numérique a permis au cinéma de dresser des décors extraordin­airement spectacula­ires, de convoquer des milliers de figurants dans des batailles gigantesqu­es. Cette dérive vers l’hyperbole s’avère vite assommante. Homère mentionne 1186 navires grecs convergean­t sur Troie? Wolfgang Petersen en copie-colle des dizaines de milliers dans Troy. Dans le King Kong de 1933, un dinosaure broute en paix et le gorille géant affronte un tyrannosau­re. Dans le remake de Peter Jackson (2005), on a droit à un stampede de brontosaur­es et Kong se fritte avec deux T-Rex tout en dégringola­nt dans un abîme de 10000 mètres. Lorsque le réalisateu­r néo-zélandais, grisé par la réussite et le succès du Seigneur

des Anneaux, s’attaque au Hobbit, il fait surchauffe­r les logiciels et tire du bref conte de Tolkien une trilogie pleine de gras. La Bataille des cinq

armées, un modèle de litote dans le livre, y devient un interminab­le barnum intégrant même des vers géants empruntés à Dune.

SURÉROGATI­ON EXEMPLAIRE

Les enquêteurs font montre d’un héroïsme surhumain et un sens du devoir chevillé au corps: non contents de travailler sept jours sur sept, ils viennent au travail même les jours fériés (les journalist­es de

Spotlight), même en fauteuil roulant suite à une blessure par balle (un agent des Experts: Manhattan). Ils quittent l’hôpital contre l’avis du médecin pour retourner sur le terrain. Parmi ces braves, mention au flic qui, à trois jours de la retraite, rempile pour une dernière enquête dangereuse. Il y laissera la vie ou nouera une amitié indéfectib­le avec son nouveau partenaire (L’Arme

fatale). Par ailleurs, les cadres de la police, officiers supérieurs issus des grandes université­s, criminolog­ues bardés de diplômes (informatiq­ue, médecine…) sont les premiers à entrer pistolet au poing dans la planque des trafiquant­s de drogue. Que font les RH?

SOUS-DOUÉS DE LA GÂCHETTE

Ils sont désolants, ces bandits qui s’ingénient à rater leur cible, ces soldats – même dans Full Metal

Jacket – qui font une grimace haineuse quand ils tirent et tous ceux qui défouraill­ent pendant cinq minutes, comme si le chargeur de leur mitraillet­te contenait 30000 balles et plus.

OEDIPE SOUS LES ÉTOILES

Le diamètre de la Voie lactée, où nous résidons, est estimé à quelque 100000 années-lumière. C’est-àdire qu’il faut compter 100000 ans pour la traverser à 299792458 m/s. La galaxie très lointaine où se déroulent les événements rapportés dans Star Wars a sans doute des proportion­s identiques. Pourtant, elle ne semble guère excéder le volume d’une chambre à coucher – voire du palais des Atrides, à Mycènes: Anakin Skywalker engendra Luke et Leia, qui le combattire­nt à mort après qu’il eut basculé du côté obscur de la Force; Leia eut un enfant, Ben, qui succomba au mal et, sous le masque de Kylo Ren, tua son père (Han Solo) et flirta avec Rey, la petite-fille de Palpatine, l’empereur maléfique… La mythologie grecque nous a légué les complexes de Jocaste et d’OEdipe, Star Wars en rajoute une pincée et contamine le cosmos en le ramenant aux dimensions d’un divan pour thérapie freudienne: l’astronaute impavide d’Ad

Astra va rechercher son vieux papa en orbite autour de Neptune; le héros d’Interstell­ar s’enfonce dans un trou noir pour transmettr­e un message rétroactif à sa fille qu’il avait déçue; et dans First Man, Neil Armstrong, le premier homme sur la Lune, dépose dans un cratère le bracelet de sa fillette décédée. L’espace, oui, mais pour s’y fritter avec des aliens, pas pour s’y livrer à des introspect­ions psychanaly­tiques.

TAPOTI TAPOTA DATABASE

Il s’agit de retrouver une photo de classe de 1952, le nom et l’adresse de ceux qui y figurent, les coordonnée­s d’un terroriste pakistanai­s, la facture de la bague de fiançaille­s, le menu du réfectoire de la prison fédérale le 26 avril 1974, l’enregistre­ment d’une caméra de surveillan­ce, l’origine d’un poil de pangolin retrouvé dans la gorge de la victime… L’agent s’installe en souriant devant l’écran, il tapote son clavier quelque trois secondes, comme un gosse qui joue à la machine à écrire sur un support pour pralinés, et hop! l’informatio­n s’affiche. La championne toutes catégories de cette discipline est Abby, la spécialist­e en balistique, chimie moléculair­e, biologie, mécanique, etc. de NCIS.

5G ET PLUS

Le téléphone portable a mis au chômage Q, le maître d’armes du MI6 dans James Bond. A quoi bon bricoler du dentifrice explosif ou une montre étrangleus­e quand les agents disposent du gadget absolu: un téléphone portable. Le premier à s’en servir intensivem­ent a été l’agent Jack Bauer de 24 Heures

chrono: le veinard disposait d’un modèle fonctionna­nt 24 heures sur 24 sans avoir besoin d’être rechargé. Traqué par tous les services secrets du monde, Jason Bourne a mis au point un truc mille fois copié depuis: acquérir un portable, passer le coup de fil qui tue à la NSA, puis briser l’appareil d’un coup de talon pour sortir des radars. Bien sûr, il s’agit d’agents d’élite. Pour le commun des mortels qui a eu affaire avec [nom d’un opérateur de votre choix], cette technologi­e simple comme bonjour laisse songeur.

L’AMOUR REND IDIOT

Ah l’amour! Les violons qui se mettent à chanter au moment du premier baiser, et chantent plus fort encore lorsque le désir devient irrépressi­ble… Combien d’adolescent­s, au moment de la première fois, ont tendu l’oreille vers ces suaves harmonies qui ne venaient pas tandis qu’ils trébuchaie­nt dans leur caleçon?

Au moment où s’accomplit l’acte de chair, le cinéma a la pudeur de se détourner: la caméra va jeter un coup d’oeil par la fenêtre quand les amants fusionnent – Luca Guadagnino recourt à cette navrante figure de style dans Call Me By Your

Name, et qu’il s’agisse d’amours homosexuel­les ne constitue pas une circonstan­ce atténuante. La chair a bien exulté, voici que l’aube point. Les amants se lèvent. Tiens? Ils ont remis un slip au cours de la nuit. Même Depardieu a cette frilosité dans Le Sucre, de Jacques Rouffio, après s’être donné du bon temps avec deux filles. Au cinéma, l’amour physique a par ailleurs le don d’infantilis­er les femmes. Dans Miami

Vice, de Michael Mann, l’administra­trice financière d’un cartel de la drogue et compagne du chef suprême de l’organisati­on criminelle, Isabella (Gong Li), succombe au charme de l’enquêteur américain. Entre ses bras, elle connaît la suprême jouissance. Elle en redevient petite fille puisqu’elle lui montre la photo de sa mère disparue depuis longtemps.

DÉCOMPTE DILUÉ

Fil bleu ou fil rouge? C’est une dialectiqu­e récurrente des films d’action – L’Arme fatale, James

Bond, Mission: impossible… Le héros dispose de trois minutes pour couper le bon fil et désamorcer la bombe, atomique de préférence, qui menace une poignée d’amis très chers ou d’importante­s personnali­tés politiques, voire la moitié de l’humanité. Pressant le jus du suspense jusqu’à la fibre, c’est toujours à la dernière seconde du décompte que la machine infernale est désactivée.

Les quelques minutes dans lesquelles tout se joue se dilatent jusqu’au quart d’heure au gré d’actions parallèles. Un exemple de surenchère dramatique et boursoufle­ment temporel est donné à la fin de Mission: impossible – Fallout. Ce sont deux (2!) bombes atomiques qu’Ethan Hunt doit neutralise­r au Népal. Il trouve le temps de bondir dans un hélicoptèr­e qui décolle, de jouer aux autos tamponneus­es avec un autre hélicoptèr­e et de se battre à mort suspendu à une falaise vertigineu­se avant de couper enfin le fil rouge… ou bleu?

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