LES LENDEMAINS QUI CHANTENT
Profond dans ce qu’il vient troubler tout en restant léger par son histoire, «Nos Espérances» sonde la complexité des trajectoires féminines à travers la puissance des liens affectifs et de la transmission
◗ Il y a des personnages qu’on laisse entrer chez soi le temps d’une tasse de thé et qui finissent par rester une semaine. Certains déplacent les meubles, d’autres changent le disque qui tourne en boucle depuis des mois. En refermant la porte – ou le livre – après eux, leur parfum, leurs déboires et leurs enseignements flottent encore dans l’air un long moment.
C’est le cas des trois héroïnes du roman d’Anna Hope. Pourtant, c’est sur la pointe des pieds qu’Hannah, Cate et Lissa quittent Nos
Espérances, dans une révérence finale pleine de grâce, une pirouette ensoleillée, une page ouverte sur l’avenir. Le récit se termine où il a commencé: sur les pelouses de London Fields, à Hackney, un quartier du nord-est de Londres dont la gentrification épouse les formes de leurs ascensions personnelles. Elles y ont partagé une maison au début des années 2000.
IDÉAUX ET TRAHISONS
A cette époque, elles sont presque trentenaires, elles aiment le vin, les cigarettes, les fleurs coupées et le cheddar. Hédonistes et soudées, elles sont pleines de promesses lorsqu’elles déboulent dans le roman: «Elles habitent la plus belle maison au bord du plus beau parc dans le plus beau quartier de la plus belle ville de la planète. Elles ont encore la majeure partie de leur vie devant elles. Elles ont fait des erreurs, mais rien de fatal. Elles ne sont plus jeunes, mais ne se sentent pas vieilles. La vie est encore malléable et pleine de potentiel. L’entrée des chemins qu’elles n’ont pas empruntés ne s’est pas encore refermée. Il leur reste du temps pour devenir celles qu’elles seront.»
Vingt ans passent. Ils tiennent dans un livre. Des parents meurent, des enfants naissent. Des couples se jurent fidélité, se trahissent puis s’arrangent. Les visages changent. Les frustrations s’accumulent. Les boussoles se réajustent. Les plaisirs se simplifient. Les leçons s’assimilent. Sur les pelouses de London Fields, alors que les voix des trois femmes s’estompent, le lecteur reste seul aux prises avec les questions qui traversent ce roman-carrefour, planté à la croisée des étapes fondamentales d’une vie: qu’avonsnous fait de nos rêves? faut-il sacrifier nos idéaux pour n’en réaliser ne serait-ce qu’une tranche? peut-on transmettre nos combats?
Nos Espérances est un aperçu de l’expérience féminine contemporaine (blanche, européenne, issue des classes moyennes favorisées) luttant à la fois contre les exigences de la société et les épreuves inhérentes à l’existence humaine, avec ce qu’elles charrient de pertes et de chagrins. Il évoque les chroniques socio-urbaines de Zadie Smith pour l’ancrage londonien, relève de la finesse psychologique d’une Edith Wharton et tient la cadence addictive des meilleurs scénarios de séries.
ANGOISSES POST-PARTUM
Une phrase de l’écrivaine britannique Jacqueline Rose, placée en exergue du livre, résume la perspective choisie: «Personne ne résout la question de la maternité. C’est un espace dans lequel [on] entre, quel qu’en soit le risque.» Peut-être que, après deux romans historiques marqués par les ravages de la guerre dans l’Angleterre du début du XXe siècle (Le
Chagrin des vivants et La Salle de bal), Anna Hope resserre son spectre narratif sur des batailles plus personnelles.
Née à Manchester en 1974, diplômée d’Oxford, actrice avant de se découvrir écrivaine, l’autrice, qui dédie le livre à sa fille, a quelque chose en elle de chacune de ses héroïnes. Cate, l’ancienne rebelle rangée dans une banlieue cossue, noie ses angoisses post-partum en convoquant les fantômes de son passé. Hannah, l’étudiante brillante, l’épouse modèle dont le mariage tangue sous son désir d’enfant. Lissa, la comédienne sans emploi réduite à passer des castings humiliants, encombrée par sa beauté jusqu’à ce qu’elle donne ses premiers signes d’essoufflement. Sa mère, Sarah, est une artiste peintre aux longs cheveux argent. En 1981, elle faisait partie des militantes du Camp de femmes pour la paix de Greenham Common engagées contre l’installation de missiles nucléaires. «On a changé le monde pour vous et qu’est-ce que vous en avez fait?» demande-t-elle à sa fille égarée.
La réponse, Anna Hope est allée la chercher dans l’intime, en creusant les gestes et les décisions personnelles – un SMS, un voyage, une remarque déplacée. Des détails insignifiants à l’échelle universelle mais qui suffisent parfois à faire basculer une vie.