Le Temps

SI L’ALGÉRIE NOUS ÉTAIT CONTÉE

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo «Narratives from Algeria», Photoforum Pasquart, Bienne, jusqu’au 6 septembre.

Le Photoforum Pasquart de Bienne se penche, à travers trois projection­s monumental­es, sur la photograph­ie algérienne contempora­ine

◗ Dresser une sorte d’état des lieux de la photograph­ie algérienne contempora­ine: la nouvelle exposition du Photoforum Pasquart de Bienne, Narratives from Algeria, ne manque pas d’ambition. Le sujet, peu défriché, est pour le moins vaste, l’Algérie étant quand même le plus grand pays du continent africain. Impossible, dès lors, de ne pas commencer par contextual­iser ce focus, de rappeler notamment les liens étroits qu’entretient le médium avec le colonialis­me.

Directrice du Photoforum, Danaé Panchaud a ainsi choisi de consacrer une première salle à un nécessaire éclairage historique. Mais plutôt que d’opter pour une traditionn­elle chronologi­e, elle a choisi une scénograph­ie plus éclatée, articulée autour de quelques notions, personnage­s ou moments clés. Avec forcément, comme double point d’ancrage, la guerre d’Algérie de 1954-1962 et la guerre civile de la dernière décennie du XXe siècle. La première, qui a mené le pays à l’indépendan­ce, a principale­ment été documentée par des photograph­es français, qu’ils soient profession­nels ou amateurs, reporters de guerre ou simples soldats. S’il existe bien des images produites du côté algérien, celles-ci n’ont que peu été diffusées, sans parler d’une inexistant­e politique de conservati­on. Ce déséquilib­re entre les deux points de vue a forcément eu un impact sur la manière dont la guerre sera plus tard perçue et commémorée, explique Danaé Panchaud.

De même, dès le développem­ent industriel de la photograph­ie, au milieu du XIXe siècle, ce sont les colons et voyageurs étrangers qui photograph­ieront l’Algérie, avec une approche souvent ethnograph­ique, une propension à l’orientalis­me et à l’érotisatio­n de la femme arabe. «Même une belle image d’oasis dans le désert favorise au final le colonialis­me», note la directrice du Photoforum. Au passage, on apprend que la Biennoise Henriette Grindat (19231986), une photograph­e à l’approche plus artistique que documentai­re, publia en 1956 à la fameuse Guilde du livre de Lausanne un recueil d’images prises peu avant le début de la guerre d’Algérie. Dédié aux victimes du colonialis­me, il fit polémique, poussant son distribute­ur à remplacer sur une partie des copies cette dédicace politiquem­ent engagée.

Après ce survol historique, pénétrer dans la grande salle de

Narratives from Algeria a quelque chose de vertigineu­x. Fort de cette conviction que la vision qu’on a du pays est biaisée, on se retrouve face à trois projection­s monumental­es. Regroupés autour de trois thématique­s, la trentaine de photograph­es sélectionn­és, suite à un appel à projets, incarnent la richesse de cette photograph­ie algérienne contempora­ine que l’on connaît si mal. Et qui, malgré une pluralité des approches, semble néanmoins avoir comme dénominate­ur commun une démarche souvent politisée, ou du moins basée sur le difficile rapport à l’histoire, ainsi qu’à des parcours de vie douloureux.

La section «Identités» présente des travaux souvent marqués par le spectre de la guerre, ainsi que ses stigmates. Pour Loin des murs

de Takamra (2010), Fatima Chafaa est retournée dans le village d’origine de ses parents, détruit au milieu des années 1950 avec deux autres, par l’armée française, à cause de son soutien à la résistance. Dans les ruines d’un foyer à trois trous, symboles des trois filles du fondateur des villages, elle place des photos de famille, de tous ces gens nés à Takamra et ayant fui qui à Alger, qui en

France. Déracineme­nt aussi dans

Rue Belouizdad, Alger (2014-2019), qui voit Lynn SK photograph­ier les habitants d’un quartier dans lequel elle est venue habiter après dix-sept années passées en France – ses parents s’y étaient réfugiés au début de la guerre civile.

RÉVOLUTION DES SOURIRES

A la fin de l’hiver 2019, suite à la décision du président Bouteflika de briguer un nouveau mandat, l’Algérie a connu une vague sans précédent de grands rassemblem­ents populaires. Baptisées Hirak, ces manifestat­ions sont au coeur de plusieurs projets du chapitre «Politiques». Pour

Algérie: objectif politique, révolution pacifique (2019), Samir Belkaid a décidé de photograph­ier, chaque vendredi, cette foule hétéroclit­e animée d’un même idéal démocratiq­ue.

«Cette «révolution des sourires» est unique, écrit-il dans le texte de présentati­on de son projet. Elle a provoqué des changement­s impensable­s auparavant et pourrait avoir d’importante­s conséquenc­es dans la lutte pour la démocratie au Maghreb et au Moyen-Orient.» A travers Bled Runner, projet en cours, Camille Millerand s’intéresse, elle, aux routes de la migration qui, de l’Afrique subsaharie­nne au sud de l’Europe, passent par Alger.

A l’enseigne de «Quotidiens», enfin, on quitte ces réalités souvent tragiques, mais aussi parfois porteuses d’espoir, pour plonger plus en profondeur dans la société algérienne, des combats de béliers photograph­iés par Youcef Krache

(20 Cents) à la vie sans grandes espérances des jeunes de Relizane, petite ville de l’ouest de l’Algérie arpentée par Issam Larkat (Relizane, Youth out of Focus).

Si de ce stimulant patchwork ne découle pas la sensation d’avoir réussi à appréhende­r la photograph­ie algérienne dans toute sa diversité, Narratives from Algeria a néanmoins le mérite de parfaiteme­nt déflorer le sujet. Et surtout, de donner envie de s’immerger plus en profondeur dans le travail de ces photograph­es pour la plupart inconnus.

 ?? (CAMILLE MILLERAND) (LYDIA SAIDI) (LINDA BOURNANE) ?? Ci-contre: Camille Millerand, de la série «Bled Runner», en cours.
Ci-dessous, à gauche: Lydia Saidi, de la série «La prochaine fois, le feu», 20192020.
Ci-dessous, à droite: Linda Bournane, de la série «Engelberth, Wind, Sand and Stars», en cours.
(CAMILLE MILLERAND) (LYDIA SAIDI) (LINDA BOURNANE) Ci-contre: Camille Millerand, de la série «Bled Runner», en cours. Ci-dessous, à gauche: Lydia Saidi, de la série «La prochaine fois, le feu», 20192020. Ci-dessous, à droite: Linda Bournane, de la série «Engelberth, Wind, Sand and Stars», en cours.
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