Le Temps

EL ANATSUI, MAGICIEN ET VIGIE DE LA TERRE

- ÉRIC TARIANT «El Anatsui – Triumphant scale», Kunstmuseu­m, Berne, jusqu’au 1er novembre.

Le Kunstmuseu­m de Bern consacre une rétrospect­ive au Ghanéen. Portrait d’un artiste qui élève les rebuts de nos sociétés de consommati­on au rang d’oeuvres d’art, tout en pointant les séquelles des périodes coloniale et post-coloniale sur le continent africain ◗

A Nsukka, sa terre d’adoption, une ville de 300000 habitants située dans le sud-est du Nigeria, son atelier est planté le long d’une route, à une quinzaine de minutes à pied de la Faculté des beaux-arts et des arts appliqués où il a longtemps enseigné. Les voitures et camions soulèvent sur leur passage des nuages de poussière rouge. A l’intérieur de la grande bâtisse blanche rectangula­ire, une dizaine de ses assistants s’affairent au milieu de sacs en jute emplis de milliers de capsules usagées de bouteilles d’alcool. Les jeunes hommes découpent, dans un silence religieux, les bouchons en aluminium, avant de les aplatir et de les enlacer les uns avec les autres à l’aide de fils de cuivre pour créer de petits rectangles de tentures métallique­s colorées.

Debout, le sourire béat, l’air placide et lunaire, El Anatsui dirige tel un chef d’orchestre son ballet d’assistants qui déploient, sur le sol de l’atelier, des pans de ces tissus métallique­s réunissant chacun quelque 200 capsules de bouteilles. Au doigt et à l’oeil de l’artiste, ils les combinent et assemblent de différente­s manières pour créer ce qui deviendra une oeuvre. Une de ces monumental­es tentures chatoyante­s et aux couleurs irisées que s’arrachent les plus grands musées et collection­neurs du monde.

EUPHORIE DE L’INDÉPENDAN­CE

El Anatsui est l’un des artistes phares du continent africain. En 2015, à la Biennale de Venise, il a été auréolé du Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Cet été, il est célébré à travers une grande rétrospect­ive au Kunstmuseu­m de Berne. Né en 1944 au Ghana, il est le plus jeune des 32 enfants que son père, un pêcheur et tisseur de kenté (un tissu traditionn­el multicolor­e), a eus avec ses cinq épouses. Orphelin de père en bas âge, il a été élevé par son oncle maternel, un pasteur presbytéri­en. Le terreau artistique familial est fécond: plusieurs de ses frères sont musiciens et poètes. Lui, passionné par les arts visuels, chante aussi dans une chorale locale, tout en jouant de la trompette dans un groupe de jazz. Coupé de sa culture autochtone africaine, il est âgé de 13 ans quand, en 1957, son pays natal, la British Gold Coast (nom donné au pays par les Portugais, premiers colonisate­urs de ces terres riches en or), accède à l’indépendan­ce. «C’était l’euphorie. Le Ghana est alors le premier pays noir africain à s’émanciper», se souvient-il.

Etudiant au College of Art de l’Université des sciences et technologi­es de Kumasi à partir de 1964, il découvre, médusé, des programmes éducatifs calqués sur ceux de l’ex-puissance coloniale britanniqu­e. Il part alors en quête de ses racines culturelle­s africaines en suivant les cours du Centre culturel national, et en observant le travail des artisans locaux: tisserands, sculpteurs, percussion­nistes et autres musiciens. Muni d’un diplôme de troisième cycle en éducation artistique de l’Université Nkrumah, il devient chargé de cours à l’Ecole spéciale de formation de la ville portuaire de Winneba, à une soixantain­e de kilomètres d’Accra, la capitale.

Là, il commence à créer une série d’oeuvres à partir de plateaux traditionn­els en bois, inspirées de ceux qu’utilisent les commerçant­s ghanéens pour présenter leurs marchandis­es sur les marchés. Sur les bords de ces plats, il grave, à l’aide de fers chauffés, des symboles visuels Adinkra représenta­nt des concepts et aphorismes créés par les Akans, une population d’Afrique de l’Ouest. En 1975, il est nommé enseignant à l’Université du Nigeria, à Nsukka, quelques années après la fin de la guerre du Biafra, dont les stigmates sont encore omniprésen­ts. C’est là, dans le sud-est du pays le plus peuplé d’Afrique, qu’il vit depuis quarante-cinq ans, partageant son temps entre l’enseigneme­nt de la sculpture et sa propre création.

IMPERMANEN­CE DES CHOSES

«J’ai commencé à travailler avec lui en tant qu’étudiant de premier cycle. El nous a conseillé d’utiliser des supports bon marché, de façon à être plus libres de nous exprimer, libres de toute pression économique», raconte Onyishi Uchechukwu, devenu entretemps un des responsabl­es de l’atelier de l’artiste. Béton, bois durs tropicaux et bois flottés, argile, céramique, métaux fondus et réutilisés, râpes à manioc, couvercles de bouteilles de lait, bouchons en aluminium: El Anatsui a puisé, tout au long de sa carrière de sculpteur, dans un florilège de matériaux, le plus souvent simples et banals.

«Je recherche ce qui est disponible dans mon entourage immédiat. Je travaille ces matières avec un objectif de régénérati­on, avec l’envie de leur donner un nouveau souffle», explique-t-il. Dans les années 1970, c’est l’argile, la terre, source indispensa­ble de toute vie, qu’il utilise pour créer des poteries. Ses oeuvres sont faites de fragments qu’il brise et perce s’inspirant des coutumes de l’Afrique de l’Ouest, où des pièces cassées et des fragments d’argile sont utilisés comme récipients rituels. Ces oeuvres sont autant de métaphores du temps qui passe, de l’impermanen­ce pour recourir à une terminolog­ie bouddhiste.

Dans les années 1980 et 1990, il crée des oeuvres en bois, découpées à la tronçonneu­se avant d’être brûlées à l’aide d’un brûleur à gaz. Ces pièces sombres, comme celles de la série Grandma’s Cloth («Les habits de grand-mère», exposée à Berne), et ces outils pour le moins agressifs et violents sont autant de métaphores de l’histoire de l’Afrique, de la période coloniale et post-coloniale qui a bouleversé les hommes, les cultures et les structures tant économique­s que sociales. Et légué au continent des frontières tracées au cordeau, en 1884 à la Conférence de Berlin, en faisant fi des réalités ethniques, religieuse­s, linguistiq­ues et politiques.

El Anatsui n’utilise que des matériaux simples qui ont, le plus souvent, déjà été utilisés par d’autres. «Quand vous recourez à des objets qui sont passés de main en main, ceux-ci ont une charge, une énergie d’autant plus forte qu’ils ont été manipulés par un plus grand nombre de personnes. Vous ne retrouvez pas une telle énergie dans les pièces faites à l’aide de machines. J’utilise des rebuts, des objets jetés que j’élève, en les transforma­nt, en oeuvres d’art. Mon travail évoque les grands cycles de la vie, de la mort et de la régénérati­on. Il reflète ma conviction que l’esprit humain est indestruct­ible», souligne-t-il.

IMMENSES TENTURES COLORÉES

En 1976, il est honoré, pour la première fois, à travers un solo show au Nigeria. Sa première exposition à l’étranger, en 1981, en Grande-Bretagne, sera suivie de nombreuses autres en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Sa notoriété monte en puissance dans les années 1990. Mais le véritable tournant de sa carrière remonte au tout début des années 2000, lorsque le public internatio­nal découvre, subjugué, ses immenses tentures colorées réalisées à partir de bouchons de bouteilles en aluminium. De 2003 à 2008, son exposition itinérante Gawu circule à travers l’Europe et les Etats-Unis, où elle s’achève au Smithsonia­n National Museum of African Art, à Washington DC. En 2007, ses oeuvres sont exposées dans la section internatio­nale de la Biennale de Venise. Et en 2019, toujours à Venise, il est la vedette du pavillon du Ghana, qui fête alors sa première participat­ion à la Biennale.

Ses oeuvres évoquent l’histoire du continent africain mais aussi des enjeux plus contempora­ins, comme la crise écologique et climatique. En témoigne notamment Earth’s Skin (2007), qui traduit, de manière plastique, les blessures et plaies infligées à la terre par l’action des hommes. Ou Tiled Flower Garden

(2012), figurant une mer de fleurs multicolor­es se muant en un sinistre magma noir. Une manière de nous alerter sur les menaces d’effondreme­nt écologique qui pèsent sur notre petite planète bleue.

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(EL ANATSUI) Pour ses créations, El Anatsui n’utilise que des matériaux simples qui ont souvent déjà été utilisés par d’autres.
 ?? (MAXIMILIAN GEUTER) ?? Installé au Nigeria, l’artiste ghanéen expose depuis trente ans dans les plus grands musées du monde.
(MAXIMILIAN GEUTER) Installé au Nigeria, l’artiste ghanéen expose depuis trente ans dans les plus grands musées du monde.

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