CUEILLIR LA VIE DANS TOUS SES ÉCLATS
Du Japon à New York, dans des cafés souvent, Chantal Thomas tient la chronique d’instants fugaces. Et c’est tout un éventail de plaisirs éphémères qui se déplie sous les yeux du lecteur
◗ A Kyoto, le voyageur saturé d’idéogrammes hermétiques peut reposer son regard sur des enseignes françaises «au charme troublant» – Café Cattleya, Bistrot La Minette, Bon Bon Café ou ce Café Vivre qui a offert à Chantal Thomas le titre de ce recueil de chroniques. Vingt-huit instantanés qui valent autobiographie: on y retrouve tous les thèmes d’une oeuvre marquée par le goût du plaisir et celui des choses éphémères – avec ce que cela implique de légèreté et de mélancolie.
En exergue, Nicolas Bouvier célèbre les moments rares où «le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent…». De tels instants, «soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour», Chantal Thomas sait les recueillir et les fixer sans en ternir l’éclat.
DE SURPRISE EN SURPRISE
«Chronique», dit Littré: «ce qui se débite de petites nouvelles courantes». La brièveté de l’exercice sied à l’élégance de l’écriture, à la rapidité de la pensée qui enchaîne les images, de surprise en surprise. Beaucoup de ces textes ont été écrits dans des cafés, au Japon, arpenté du sud au nord, à New York, et dans toutes sortes de lieux où l’ont amenée sa vie de voyageuse, la Venise d’Hugo Pratt, les chutes d’Iguaçu, le Malagar de Mauriac, et Paris, bien sûr, lieu d’attache de la voyageuse.
Les cafés sont des postes d’observation, des lieux de retraite ou d’échange, où faire provision de sensations. Cafés de la mémoire (Seuil, 2008), racontait les années de formation, d’études et d’expériences. Café Vivre cueille l’instant et le déplie comme ces fleurs japonaises emprisonnées dans une coquille et qui, plongées dans l’eau, libèrent leurs volutes.
L’eau que fend la nageuse, le parfum de l’iode, c’est un des motifs de cet éventail de réminiscences, depuis l’émerveillement de la découverte de l’océan, à Arcachon, puis, plus tard, à Nice, de la Méditerranée et de l’«esprit de vacances» (Souvenirs de la marée basse, Seuil, 2017).
Les piscines de David Hockney, le vert de la parade du Saint Patrick’s Day à New York, le rouge de l’année du Singe à Taïwan, le jaune des jonquilles de Central Park resplendissent dans la mémoire
Hokusai et ses «Mille images de la mer ou variations sur le thème de la vague» enchantent Chantal Thomas. Elle trouve chez le dessinateur un «désir encyclopédique de savoir et de transmission et un sens émouvant du détail quotidien, de la touche éphémère», compliments qu’on peut lui retourner. Comme lui, elle cultive «l’esprit des quatre saisons», aime vivre en couleur avec elles. Les piscines de David Hockney, le vert de la parade du Saint Patrick’s Day à New York, le rouge de l’année du Singe à Taïwan, le jaune des jonquilles de Central Park resplendissent dans la mémoire.
Si la chroniqueuse cultive les moments de contemplation et de rêverie, elle est aussi une adepte de la vitesse: crawl, ski, bicyclette, elle se laisse enivrer. Rien d’étonnant à ce qu’elle apprécie Jacques Henri Lartigue, ce «capteur de bonheur», qui a su photographier le mouvement.
Fascinée par les figures marginales et tragiques de la monarchie, elle se laisse emporter par l’impatience du XVIIIe siècle finissant, avec son «air de liberté», elle qui a écrit sur la fin de Marie-Antoinette, sur la mélancolie des jeunes rois, jouets de politiques qui les dépassent (Les Adieux à la reine, Le Testament d’Olympe, L’Echange des princesses, Seuil, 2002, 2010, 2013). Liberté, disponibilité, curiosité, voilà les moteurs de sa démarche.
VINGT-DEUX SORTES D’HUÎTRES
Son érudition, nourrie dans les bibliothèques du monde, reste légère. Ses goûts vont de Patti Smith aux prophéties de Thomas Illyricus, l’ermite d’Arcachon. Elle reste pour toujours l’élève d’un maître peu magistral, Roland Barthes, qui lui a appris que l’esprit du temps et des lieux gît dans les détails. Elle suit Casanova dans sa fuite, aime l’esprit de la conversation, la radicalité de Sade. S’arrête pour plaindre cette originale de princesse Palatine, mariée de force à un homosexuel notoire, et qui regrette, à la fin de sa vie, qu’on lui ait «rogné les ailes».
Ce n’est pas Chantal Thomas qui se laisserait ainsi enfermer, elle qui s’étonne des cadenas d’amour que les amoureux accrochent aux ponts de Paris, Zurich, Rome. C’est une gourmande prête à goûter aux vingt-deux sortes d’huîtres qu’offre la carte de l’Oyster Bar du Grand Central, un de ses rites à peine arrivée à New York, avec la visite de la Frick Collection.
Dans ce musée qui se visite comme une maison, elle se verrait bien dîner au champagne en compagnie des jeunes filles aériennes de Fragonard. Mais à la sortie, sirènes de police et voitures de pompiers et les ors de la Trump Tower la rappellent à la violence du quotidien et aux millions d’immigrés clandestins menacés d’expulsion.
PORTE-BONHEUR BRODÉ
Dans la rue, si elle voit les traces du passé, elle est aussi attentive aux visages, aux passants: une Japonaise incapable de la renseigner et qui s’en excuse d’un minuscule porte-bonheur brodé, un jeune touriste qui, à Bordeaux, cherche la rue de l’Esprit-des-Bois et se satisfait de celle de l’Esprit-des-Lois, un clochard à qui elle offre, parce qu’elle le voit lire dans le froid, le beau manteau doublé abandonné chez elle par un ami: «Avec le bouquin et le manteau, je suis paré», se réjouit-il.
Les habits aussi ont une mémoire, Diderot le savait bien, nostalgique de sa vieille robe de chambre, et Philippe Lançon qui, dans le chaos de la fusillade de Charlie Hebdo, se prend à regretter son caban déchiré.
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