Le Temps

Alvaro Uribe, la chute du «président éternel»

L’ancien homme fort du pays est désormais le prisonnier 1087985. Partisan des méthodes dures, perçu par ses adeptes comme «le sauveur» du pays, il a été placé en détention préventive

- ANNE PROENZA, BOGOTA @anproenza

Un tournant judiciaire et politique pour le pays. En plein pic de la pandémie de Covid-19, la Colombie vit un vrai coup de théâtre politique. L’ex-président (2002-2010) Alvaro Uribe, longtemps réputé intouchabl­e (on l’appelait le président éternel ou le président téflon – tant que les affaires glissaient sur lui), a été assigné à résidence.

La décision a été prise «à l’unanimité», le mardi 4 août, par la salle d’instructio­n de la Cour suprême de justice, qui a ordonné «la détention préventive domiciliai­re» du leader de la droite dure colombienn­e et mentor de l’actuel président, Ivan Duque. Ses avocats ont annoncé mardi qu’ils ne feraient pas appel de la décision. Alvaro Uribe, fondateur du Centre démocratiq­ue, le parti au pouvoir, est donc désormais détenu le temps de l’enquête, qui risque de durer plus d’un an, dans une de ses propriétés, El Ubérrimo, un domaine de près de 1300 hectares dans le nord du pays où il était déjà confiné en raison de la pandémie. Friand des réseaux sociaux, il a annoncé lui-même par un tweet qu’il avait été enregistré comme prisonnier sous le matricule 1087985. Il doit aussi être suspendu de ses fonctions de sénateur.

L’annonce de la Cour suprême de justice a fait l’effet d’une bombe, notamment pour ses partisans, qui voient en Alvaro Uribe une sorte de sauveur de la patrie à la main dure qui, en combattant les guérillas à n’importe quel prix, aurait évité au pays un joug communiste. Ses opposants, eux, dénoncent sans relâche depuis des années les violations des droits de l’homme systématiq­ues et les alliances contre nature de l’Etat avec les groupes paramilita­ires et la mafia qui ont été exacerbées sous ses mandats. Ils ont fêté la nouvelle à coups de concerts de casseroles.

C’est sous la présidence d’Alvaro Uribe qu’a commencé le terrible scandale dit des «faux positifs»: l’assassinat d’au moins 3000 civils par des militaires, pour «faire du chiffre» dans la guerre contre la guérilla des FARC. Les militaires les déguisaien­t en guérillero­s morts au combat pour obtenir des primes, de l’avancement ou des jours de congé, permettant du même coup au gouverneme­nt d’augmenter le chiffre de ses victoires contre les insurgés. Après sa présidence, Alvaro Uribe s’est aussi converti en principal détracteur de l’accord de paix, signé en 2016 après des années de négociatio­ns par le gouverneme­nt de Juan Manuel Santos et l’ancienne guérilla des FARC, déposé à Berne et considéré comme historique par la communauté internatio­nale.

Juan Manuel Santos, qui a reçu en 2016 le Prix Nobel de la paix, et Alvaro Uribe, dont il avait été le ministre de la Défense, sont devenus au fil des ans les pires ennemis. «Le voile de l’impunité est rompu en Colombie», se félicite aujourd’hui la journalist­e et analyste politique Maria Jimena Duzan. Fin juillet, la justice a aussi condamné l’Etat colombien à indemniser le juge Ivan Velasquez. Chargé d’enquêter sur les liens entre la classe politique et les groupes paramilita­ires dans les années 2000, Velasquez avait été à l’époque la cible d’une campagne de persécutio­n orchestrée par les services de renseignem­ent et les services administra­tifs du gouverneme­nt Uribe.

L’affaire qui vaut aujourd’hui la détention préventive à Alvaro Uribe semble minime en comparaiso­n de dizaines d’autres plaintes plus graves déposées contre l’ancien président ces dernières années: le voici poursuivi pour manipulati­ons de témoins et obstructio­n à la justice. La plainte remonte à 2012: à l’époque, l’ex-président avait porté plainte contre le sénateur de gauche Ivan Cepeda, l’accusant d’avoir rendu visite à des paramilita­ires en prison pour les convaincre de témoigner contre lui. Or, après une longue enquête, la justice avait en 2018 décidé d’absoudre Ivan Cepeda et, retournant complèteme­nt la situation, d’ouvrir au contraire une enquête contre Alvaro Uribe, soupçonné d’avoir tenté de soudoyer ces mêmes paramilita­ires par l’intermédia­ire d’avocats douteux afin qu’ils témoignent contre Ivan Cepeda.

Dix-sept autres plaintes sont examinées par la Cour suprême de justice, l’organe habilité pour juger Alvaro Uribe pour les périodes où il n’était pas président, les autres étant portées devant la chambre d’accusation du Congrès. La plupart – pour injures, corruption, écoutes illégales, massacres, conformati­on de groupes paramilita­ires – en sont encore au stade de l’enquête préliminai­re. «L’une concerne notamment le massacre d’El Aro commis par les paramilita­ires (1997) quand Alvaro Uribe était gouverneur de la région et une autre l’assassinat du défenseur des droits de l’homme Jesus Maria Valle (1998)», rappelle Maria Jimena Duzan.

Les liens d’Alvaro Uribe avec les groupes paramilita­ires sont anciens. Dans les années 1990, alors qu’il était gouverneur de la région d’Antioquia, il avait encouragé la création de coopérativ­es d’autodéfens­e civiles dont beaucoup ont donné naissance aux groupes paramilita­ires organisés et structurés qui ont semé la terreur dans les années 2000. Juan Monsalve, l’un des témoins qui l’accablent dans le procès en cours, ex-paramilita­ire aujourd’hui détenu, est aussi le fils du majordome d’une des propriétés de la famille Uribe, où aurait été créé selon lui le groupe Bloque Metro, de sinistre réputation.

La famille Uribe a bien d’autres mauvaises fréquentat­ions: le père d’Alvaro Uribe, assassiné par des guérillero­s des FARC en 1983, était proche du clan Ochoa, une des familles fondatrice­s du cartel de drogue de Medellin. Jaime, un de ses frères, a vécu un moment avec Dolly Cifuentes, une narcotrafi­quante liée au cartel mexicain de Sinaloa. Le cadet de la famille, Santiago Uribe, est soupçonné d’avoir créé le groupe paramilita­ire dit «des douze apôtres» tandis que le cousin Mario Uribe, ex-président du Congrès, est incarcéré pour ses liens avec le paramilita­risme. Sans compter les fonctionna­ires des gouverneme­nts d’Alvaro Uribe condamnés à des peines de prison pour divers délits: deux ex-chefs de la sécurité, deux ex-directeurs des services de renseignem­ent, un ex-secrétaire général de la présidence, trois ex-ministres…

Le président Ivan Duque, dauphin désigné d’Alvaro Uribe, que l’opposition surnomme «le sous[-président]», a affirmé: «Je croirai toujours en l’innocence et l’honorabili­té d’Alvaro Uribe» et a provoqué un tollé en appelant la justice à laisser l’ex-président se défendre «en liberté» alors même que la décision de détention provisoire était déjà publique. «N’outrepasse­z-vous pas vos fonctions?» a suggéré, lors d’une interview, une journalist­e de Caracol, une chaîne de télévision plutôt proche du pouvoir d’habitude…

A l’heure de défendre son chef, le Centre démocratiq­ue a même avancé l’idée d’une assemblée constituan­te, puis d’une réforme de la justice… Les uribistes ont bien du mal à concevoir que leur dirigeant puisse être poursuivi par la justice quand ils abhorrent voir d’anciens guérillero­s des FARC siéger au Congrès en vertu de l’accord de paix de 2016. Depuis deux ans, le parti au pouvoir a d’ailleurs tenté par tous les moyens de saborder le tribunal spécial pour la paix (JEP), chargé de juger les acteurs du conflit armé (mais pas le président Uribe) afin de les condamner, en échange de la vérité, à des sanctions autres que des peines de prison. Pour apaiser le pays, plusieurs voix de l’opposition, qui se félicitent de la décision de la Cour suprême de justice concernant Alvaro Uribe, exhortent aussi les chefs des FARC à avancer plus vite auprès de la JEP dans la reconnaiss­ance de leurs crimes et responsabi­lités. «La justice nous doit la vérité», conclut Maria Jimena Duzan.

Les opposants à Uribe dénoncent depuis des années les violations des droits de l’homme systématiq­ues et les alliances contre nature de l’Etat avec les groupes paramilita­ires et la mafia

 ?? (MAURICIO DUENAS CASTAÑEDA/EPA) ?? 4 août à Bogota. Des opposants à Alvaro Uribe saluent son inculpatio­n.
(MAURICIO DUENAS CASTAÑEDA/EPA) 4 août à Bogota. Des opposants à Alvaro Uribe saluent son inculpatio­n.

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