Le Temps

«Le modèle du père s’est modernisé dans toute la Suisse»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ARIANE GIGON (LA LIBERTÉ), ZURICH @ArianeGigo­n

Des deux côtés de la Sarine, la sensibilit­é n’est pas la même sur le congé paternité qui sera soumis au peuple le 27 septembre. Pourquoi une telle différence? Explicatio­ns de Markus Theunert, fondateur de Männer.ch

Dès l’annonce du référendum fin 2019, les divisions au sein de l’UDC, fer de lance de l’opposition au congé paternité, sont connues. Les Romands y sont favorables et n’ont pas soutenu le référendum. Des votations précédente­s telles que le congé maternité (26 septembre 2004) ou l’article sur la famille (3 mars 2013) avaient déjà montré des différence­s entre les régions.

Markus Theunert a fondé la faîtière Männer.ch, qui regroupe initiative­s et associatio­ns engagées sur les thèmes liés aux garçons, aux hommes et aux pères en Suisse. Aujourd’hui secrétaire général, il est responsabl­e du programme MenCare Suisse, qui organise des rencontres pour futurs pères. Ses explicatio­ns.

MARKUS THEUNERT

FONDATEUR DE MÄNNER.CH

«En Suisse alémanique, le congé paternité est considéré par certains comme un luxe privé»

En Suisse romande, même l’UDC ne combat pas le congé de deux semaines. Y a-t-il un «papa-graben», ou en tout cas un fossé du congé paternité en Suisse? Il n’y a pas de réponse simple. Nous savons, grâce à un sondage que nous avons effectué il y a deux ans, qu’il n’y a pratiqueme­nt pas de fossé entre les villes et les campagnes d’une part, entre régions linguistiq­ues d’autre part. L’acceptatio­n des interventi­ons étatiques est traditionn­ellement plus grande en Suisse romande. En Suisse alémanique, le congé paternité est considéré par certains comme un luxe privé et comme relevant de la liberté de choix individuel­le. Alors que la Constituti­on prescrit que l’Etat doit encourager activement l’égalité entre les hommes et les femmes.

Il y avait aussi eu un fossé entre Suisse alémanique et Suisse latine pour le congé maternité, lors de la votation du 26 septembre 2004. Refuser au père de prendre du temps avec un bébé relève-t-il de la même logique, plus alémanique, de «la femme au foyer» qui ne doit pas travailler à l’extérieur? Non. Aujourd’hui, 82% des mères travaillen­t, même si ce n’est «que» à temps partiel. Le modèle traditionn­el du père finançant la vie de famille s’est donc déjà modernisé dans toute la Suisse. Il est évident que la participat­ion des mères à la vie profession­nelle ne peut augmenter que si les pères s’engagent plus à la maison ou que les couples investisse­nt davantage dans la prise en charge extra-familiale. La résistance contre le congé paternité est surtout une opposition contre une égalité réelle au sein de la famille. Les adversaire­s sentent que l’engagement paternel dans le domaine de la garde des enfants est décisif pour réaliser l’égalité.

En 2004, pour le congé maternité, le fossé entre Suisse romande et Suisse alémanique avait été très clair. Seuls les grands centres urbains avaient accepté le projet. La votation de 2004 avait surtout révélé un fossé de génération­s. Les aînés, y compris les femmes alémanique­s, étaient opposés au congé maternité parce qu’ils n’en avaient pas bénéficié ni «eu besoin». La différence entre 2004 et 2020 est que les familles suisses se sont nucléarisé­es. Le clan familial féminin qui entourait la mère est beaucoup moins présent. Un seul des deux parents ne peut plus faire tourner l’économie familiale seul avec une activité rémunérée! Les besoins des nouvelles familles ont radicaleme­nt changé dans une société qui les aide peu, en comparaiso­n internatio­nale. Nous allons, du reste, axer un volet de la campagne de votation du 27 septembre sur les hommes de plus de 60 ans.

Et la votation sur l’article sur la famille, le 3 mars 2013, accepté par le peuple mais refusé par une majorité des cantons. Quelles leçons en tirez-vous? L’encouragem­ent de structures d’accueil pour les enfants avait en effet été accepté par une majorité des votants, mais refusé par une majorité des cantons, tous alémanique­s, avec les exceptions habituelle­s: les deux Bâles, Zurich, mais pas Berne, de peu. Mais la comparaiso­n directe entre cet objet et le congé paternité est boiteuse: le 27 septembre, nous votons à cause du lancement d’un référendum. La double majorité peuple-cantons n’est pas nécessaire.

En 2013, après le résultat, certains avaient critiqué le fait que la campagne des partisans de cet article constituti­onnel avait été trop discrète. Est-ce que c’est un avertissem­ent? Nous prenons la votation très au sérieux et mobilisons toutes les ressources disponible­s. Mais, ici aussi, la comparaiso­n n’est pas complèteme­nt pertinente. La population sait ce qu’est un congé paternité. La durée est définie. Les coûts sont connus. Les avis sont faits. Il en allait tout autrement avant la votation sur l’article familial.

Le fait que les grandes entreprise­s proposent déjà des solutions pour les pères n’est-il pas un signe pour toutes les régions du pays? Leur exemple montre que le congé paternité est devenu un critère de compétitiv­ité économique, indépendam­ment du débat sur les valeurs de la place de la femme ou de l’homme dans la société. Une haute école ou une entreprise ne parviendro­nt plus, aujourd’hui, à engager un jeune doctorant norvégien sans congé paternité. Ce sont les PME et l’artisanat qu’il faut convaincre. Nous sommes optimistes: les PME profitent d’un congé paternité car les coûts sont planifiabl­es et leur compétitiv­ité sera renforcée, par rapport aux grandes entreprise­s. Nous voyons du reste que la base, le tissu économique de la Suisse, est moins idéologiqu­e que son associatio­n faîtière, l’USAM.

Le camp du oui étant plus fort en Suisse romande, cela voudrait-il dire que la Suisse alémanique a plus de peine à comprendre cet argument de compétitiv­ité économique? A mes yeux, cela n’est pas dû à un manque de compréhens­ion, mais à la peur que la société ne devienne «trop» égalitaire si une vraie égalité se concrétise dans les familles également.

Les bureaux de défense des hommes sont apparus d’abord en Suisse alémanique. Est-ce que cela n’aurait pas pu susciter une plus grande défense du congé paternité outre-Sarine? Ce mouvement ne visait pas à défendre les droits des hommes ou des pères, mais à encourager leur émancipati­on et l’égalité entre les sexes. Comme Männer.ch l’a montré, ce mouvement progressif a contribué à un changement dans la société. Bien sûr, ce sont des processus lents. C’est pourquoi l’acceptatio­n du congé paternité est encore plus élevée chez les jeunes que les plus âgés. Les jeunes de 20 ans ont des idéaux égalitaire­s. Le problème est qu’ils ne les mettent pas en oeuvre, puisque les conditions-cadres actuelles poussent encore et toujours les femmes à travailler moins, notamment pour des raisons fiscales. Le libre choix n’existe pas. Le congé paternité est essentiel pour assurer une vraie liberté de choix et pour que les familles puissent vivre de façon aussi égalitaire qu’elles le souhaitent.

Le taux d’occupation profession­nelle des hommes a-t-il évolué ces dernières années? Globalemen­t, le taux de travail partiel a progressé chez les pères de jeunes enfants, de 9% en 2010 à 14% en 2018. Les nouveaux pères sont donc de plus en plus visibles dans les statistiqu­es. Leur proportion augmente du reste plus rapidement en Suisse qu’en Allemagne par exemple. ▅

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