L'agent exfiltrateur des artistes à Marseille, en 1940
Le journaliste américain Varian Fry débarque dans la cité phocéenne. L’Amérique n’est pas encore en guerre. Son ambassadeur à Vichy est un proche de Roosevelt. Exfiltrer opposants aux nazis, artistes et juifs pourchassés impose toutes les acrobaties…
« Sauf dans le cas d’une agression, nous ne prendrons pas part à une guerre étrangère.» Tout au long de sa traversée de l’Atlantique, Varian Fry a ressassé cette phrase de Franklin D. Roosevelt, que lui a répétée personnellement l’épouse de ce dernier, Eleanor, lors de la fondation à New York, en juin, de l’Emergency Rescue Committee. Réélu en 1936, le président des Etats-Unis campe alors sur une ligne isolationniste que seule l’agression japonaise de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, fera voler en éclats.
Indigné, l’ambassadeur américain à Paris, William Bullitt Jr, n’a pas obtempéré à l’ordre de la Maison-Blanche de suivre le gouvernement français à Bordeaux, puis son installation à Vichy après l’armistice du 22 juin. Pour le remplacer, Roosevelt a songé à envoyer dans la capitale de l’«Etat français» le général John Pershing, ancien commandant en chef des forces américaines en Europe durant la Première Guerre mondiale et… vieil ami du maréchal Pétain. Refus. La Maison-Blanche a donc choisi d’expédier en «zone libre» un autre militaire, l’amiral William Leahy, qui deviendra ensuite le plus proche conseiller de Roosevelt. Sa mission? Coopérer. Et ne pas s’aliéner l’occupant…
L’été 1940 est déjà bien avancé lorsque, le 14 août vers 16 heures, Varian Fry descend les escaliers de la gare Saint-Charles de Marseille, après avoir débarqué au Portugal, puis gagné la France via l’Espagne. Le journaliste juif américain de 32 ans pose sa valise au pied de la statue représentant, en bas de la volée de marches, les colonies d’Afrique où l’administrateur guyanais Félix Eboué, proconsul en Afrique équatoriale française, prépare en secret son ralliement du 26 août à de Gaulle. Direction le Splendide Hôtel, 31, boulevard d’Athènes, dont il aperçoit l’imposante façade et l’entrée dans laquelle une délégation militaire allemande vient de s’engouffrer.
Sa chambre, apprend-il, est réquisitionnée par un officier SS. Sa première nuit sera à l’hôtel Suisse, aujourd’hui disparu. «Une de ces pensions de famille dont la France a le secret…» râle, dans ses Mémoires, celui qui fut le témoin à Berlin, en 1935, des premières persécutions contre les juifs. Varian Fry est seul, chargé par les milieux juifs newyorkais et Eleanor Roosevelt d’exfiltrer vers les Etats-Unis le maximum d’artistes, de dissidents et d’intellectuels pourchassés par les nazis. Quitte à s’opposer durement au consulat américain.
Marseille, 14 août 2020. Le Splendide Hôtel est toujours là, décati, occupé aujourd’hui par un centre pédagogique. Idem pour l’immeuble du 60, rue Grignan, à quelques pas du Vieux-Port, où Varian Fry installe, après quelques semaines, son centre américain de secours. Idem, aussi, pour le porche du 18, boulevard Garibaldi, dernière étape du périple de ce «juste» américain que le régime de Vichy finira par expulser en septembre 1941, avec l’assentiment de Washington. Son crime? Avoir, à partir d’août 1940, obtenu, payé, trafiqué, imité des centaines de visas de sortie (portugais, espagnols, américains, mais aussi chinois ou siamois) pour ceux que les nazis et leurs auxiliaires français traquent en vertu de l’article 19 de la convention d’armistice selon lequel «le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants désignés par le Reich».
Rue Grignan, la plaque qui commémore l’action humanitaire de Fry – nommé, en 1994, «juste parmi les nations» à titre posthume par l’Etat d’Israël – est ces jours-ci cachée par un échafaudage. Son bilan? Près de 4000 documents délivrés pour aider à fuir. Plus de 1000 départs de France. Et l’accueil réussi, aux Etats-Unis, de personnalités comme le peintre Chagall, les écrivains André Breton, Heinrich Mann ou Lion Feuchtwanger.
La «liste Fry» est synonyme d’espoir durant cet été 1940 qui voit le ciel de la France se couvrir des nuages sinistres de la collaboration. A Marseille, ville refuge, la mafia corse se déchire entre collaborationnistes zélés, derrière le maire adjoint Simon Sabiani et le fameux tandem Carbone-Spirito, et résistants comme les frères Guérini. Le chef de la police, le Breton Rodellec du Porzic, rançonne sans scrupule l’Américain dont le centre est réputé «plein de dollars».
Eté créatif et amoureux aussi, dans cette villa Air-Bel du quartier de la Pomme, louée par Varian Fry et sa riche complice Mary Jayne Gold pour accueillir artistes et gens de lettres pourchassés. Quatre-vingts ans après, il ne reste de ce «château de la liberté» qu’un terrain vague, et les colonnes de pierre de son porche d’entrée. Avec, au loin, la même vue sur cette Méditerranée que tous rêvaient de franchir. Varian Fry, mort le 13 septembre 1967, ne revint en France que quelques mois plus tôt. Afin d’y recevoir, bien tardivement, la légion d’honneur.
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