Le Temps

Une bombe à retardemen­t en mer Rouge

Prônant la «diplomatie scientifiq­ue», la Suisse s’était engagée aux côtés de l’EPFL pour encourager une étude internatio­nale sur les coraux. Mais en mer Rouge, la tempête gronde tandis qu’au large du Yémen un pétrolier menace de sombrer

- (ALEX MUSTARD)

PÉTROLE Les eaux du golfe d’Aqaba sont l’une des richesses de la planète. Mais elles sont menacées par le Safer, un pétrolier qui s’y délite depuis des années. Dans cette zone, une marée noire aurait des conséquenc­es humaines effroyable­s. La communauté internatio­nale (et particuliè­rement la Suisse) se mobilise pour y obvier; mais elle se heurte au contexte géopolitiq­ue local.

Qui va sauver la mer Rouge? Près de ses rives orientales, au large des côtes du Yémen, le tic-tac d’une implacable bombe à retardemen­t résonne de plus en plus fort. Laissé pratiqueme­nt à l’abandon depuis des années, le pétrolier Safer, dont les soutes sont emplies de l’équivalent de 1 million de barils de pétrole, menace à tout moment de sombrer, ou alors d’exploser, au risque de provoquer une catastroph­e écologique sans précédent.

«Apathie, obstructio­n, inaction»

La situation ressemble beaucoup à celle que vient de connaître Beyrouth: l’explosion de centaines de tonnes de produit chimique a détruit une partie de la capitale libanaise et ému la planète entière. Mais pendant plus d’un lustre, personne n’avait rien fait pour éviter le désastre. Qui, maintenant, se chargera de prévenir cette nouvelle catastroph­e annoncée? La Suisse et sa «diplomatie scientifiq­ue», qui a précisémen­t choisi ces latitudes comme terrain d’action? La diplomatie internatio­nale «classique», résumée par le Conseil de sécurité de l’ONU et ses nombreuses défaillanc­es? L’opinion publique internatio­nale, qui pourrait se montrer émue autant par la disparitio­n des récifs de corail que par le sort de la population yéménite? «Notre espoir, maintenant, c’est que la tragédie de Beyrouth puisse inspirer les acteurs pour qu’ils remettent en question leur apathie, leurs obstructio­ns ou leur inaction», s’exclame Ian Ralby, le PDG de I.R. Consilium, une entreprise de sécurité maritime, très impliqué dans ce dossier. Sera-t-il entendu?

A tout seigneur tout honneur. Place au Fleur de Passion. L’élégant voilier battant pavillon suisse était pratiqueme­nt prêt à appareille­r. Censé larguer les amarres ces jours, au sud de la France, il lui aurait fallu quelque six semaines pour traverser la Méditerran­ée, emprunter le canal de Suez et rejoindre les eaux limpides de la mer Rouge. Mais les vents mauvais qui soufflent actuelleme­nt sur cette région ont eu raison du voyage. Le Fleur de Passion, la fierté de la Fondation Pacifique, dont le but est d’accompagne­r des projets socio-éducatifs et de sensibilis­ation à l’environnem­ent, devra attendre des temps plus cléments. Alors que la pandémie de Covid-19 est partout à l’oeuvre, «les autorisati­ons nécessaire­s étaient difficiles à obtenir et les restrictio­ns de navigation étaient trop nombreuses», résume Samuel Gardaz, vice-président de la fondation. Rendez-vous est pris pour l’année prochaine. Pour autant que la mer Rouge, d’ici là, n’ait pas été dévastée par le liquide poisseux contenu par le Safer.

Le Fleur de Passion? Ce vénérable voilier réhabilité par des passionnés est devenu la figure de proue de la nouvelle «diplomatie scientifiq­ue» prônée par le conseiller fédéral Ignazio Cassis et annoncée avec tambour et trompette l’année dernière. La rencontre s’est faite presque naturellem­ent. A Lausanne, l’école polytechni­que recèle certains des meilleurs spécialist­es des coraux de la mer Rouge. Il y a trois ans, l’équipe du professeur Anders Meibom avait fait une découverte qui n’avait pas tardé à faire le tour du monde: ces récifs, du fait notamment de l’étirement de la mer sur près de 1800 kilomètres, résistent beaucoup mieux que les autres au réchauffem­ent climatique. Génétiquem­ent programmés pour survivre dans les eaux plus chaudes qui règnent au sud du bassin, ils pourraient supporter sans peine 2 ou 3 degrés supplément­aires dans le nord de la mer. Ils seraient ainsi destinés à devenir les derniers témoins d’une époque révolue.

«Nous avons demandé le soutien logistique du Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE). Car pour poursuivre ces recherches, il faut notamment des permis afin de procéder au prélèvemen­t des coraux», explique Olivier Küttel, délégué aux Affaires internatio­nales à l’EPFL. Mais l’homme met les points sur les i: cette caractéris­tique des coraux «ne les met pas à l’abri en cas de forte pollution. La mer Rouge est une région en guerre et cette affaire du Safer nous inquiète tout particuliè­rement.»

Elle inquiète aussi le DFAE. Une recherche plus poussée pour faire l’inventaire des récifs de la région? Berne a sauté sur l’occasion: «Cette étude est un excellent exemple parmi les initiative­s de diplomatie scientifiq­ue que nous portons», expliquet-on. Il s’agit, dit encore le DFAE, «d’un excellent outil pour nourrir la coopératio­n et faciliter le dialogue entre les pays riverains de la mer Rouge», dans cette région «traversée par de nombreuses tensions politiques».

Un magnifique navire, toutes voiles déployées, destiné à sensibilis­er les opinions sur tous les rivages, à faire cohabiter, peut-être, sur une plateforme commune, les scientifiq­ues yéménites, saoudiens, jordaniens ou israéliens? L’image est belle. Mais elle se heurte, pour l’instant, à la réalité du terrain et aux soutes rouillées du pétrolier.

Portes closes

Face aux portes qui se sont refermées dans la région, face à l’immensité de l’enjeu, retour, à Berne, à un langage plus habituel: «La Suisse suit de très près la situation préoccupan­te du Safer.» Ou encore: «Le DFAE mène des échanges fréquents sur ce thème.» La Suisse, dit-on aussi, fait «régulièrem­ent usage de son réseau diplomatiq­ue et de sa politique de contacts avec les parties au conflit», afin de «faire passer des messages». Bref, la «diplomatie scientifiq­ue» est sans doute prometteus­e, mais elle trouve ici des limites infranchis­sables. Elle est destinée à fonctionne­r par beau temps et ne sert à rien en cas de tempête.

Or la tempête gronde. L’océanograp­he Viviane Menezes, de la Woods Hole Oceanograp­hic Institutio­n, est sans doute l’une des personnes qui connaissen­t le mieux la dynamique naturelle de la mer Rouge. «Cette mer a beaucoup de caractéris­tiques d’un océan, mais elle reste une mer étroite semi-fermée, bordée de nombreux pays», note-t-elle. Sa largeur ne dépasse jamais les 355 kilomètres. Mais elle est la proie de moussons, de vents du désert, de turbulence­s et de courants qui, au surplus, s’inversent selon la période de l’année… En hiver, les eaux ont tendance à s’engouffrer par le détroit de Bab el-Mandeb et à alimenter un courant vers le nord qui longe les côtes saoudienne­s et atteint le golfe d’Aqaba, où se rejoignent l’Egypte, Israël et la Jordanie. En été, c’est plutôt l’inverse, avec des courants qui s’échappent par le détroit avant de remonter par le golfe d’Aden, en passant par les côtes de la corne de l’Afrique, l’Erythrée, Djibouti, la Somalie…

Guerres et pauvreté

«Beaucoup de variables peuvent intervenir. Mais ce qui est clair, c’est que tous ces pays sont étroitemen­t connectés, explique la spécialist­e. Faute d’une action internatio­nale très rapide et coordonnée, une marée noire se répandrait rapidement en se moquant des frontières. Le fait que cette région connaît beaucoup de guerres et compte certains des pays les plus pauvres de la planète rend le problème beaucoup, beaucoup plus difficile.»

Voilà plus d’un lustre que le Safer est immobilisé au large du terminal pétrolier yéménite de Ras Isa, à proximité de la ville de Hodeida désormais contrôlée par les rebelles houthistes. Utilisé comme un entrepôt de stockage flottant, le pétrolier tombe littéralem­ent en morceaux depuis qu’a éclaté le conflit au Yémen. Pour ne rien arranger, aux millions de litres de pétrole renfermés dans les 32 compartime­nts de ses réservoirs s’ajoute aussi une quantité équivalent­e de brut contenue dans le pipeline sous-marin qui le relie aux installati­ons pétrolière­s distantes de 7 kilomètres.

Depuis plus de cinq ans, ce navire déjà très vétuste n’a pas connu la moindre opération de maintenanc­e. Cela fait des années que les experts alertent sur la corrosion – particuliè­rement importante en mer Rouge du fait du sel et de la chaleur – qui s’aggrave de jour en jour. L’eau a déjà com

«La mer Rouge est une région en guerre et cette affaire du Safer nous inquiète tout particuliè­rement» OLIVIER KÜTTEL, DÉLÉGUÉ AUX AFFAIRES INTERNATIO­NALES À L’EPFL

mencé à entrer. Tout aussi inquiétant: à l’instar de la catastroph­e de Beyrouth qui a vu exploser un entrepôt plein de nitrate d’ammonium, une réaction chimique n’est pas impossible ici, en raison des émanations produites pendant des années par le pétrole, en l’absence de toute ventilatio­n.

Place donc, face à ce scénario d’apocalypse, à la diplomatie «classique». Mi-juillet, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunissait toutes affaires cessantes pour se pencher sur ce possible désastre aux «dimensions épiques». «Le temps nous est compté», s’alarmait un responsabl­e. «Nous sommes plus près que jamais de la catastroph­e», surenchéri­ssait un autre. Un troisième rappelait une étude selon laquelle toutes les zones de pêche de la région seraient détruites; le port de Hodeida serait fermé pour des mois, mettant en danger la survie des Yéménites; plus de 8 millions de personnes seraient menacées par des substances toxiques; la navigation des quelque 20000 bateaux qui croisent chaque année en mer Rouge serait compromise… Rarement on aura décrit avec autant de précision un tableau aussi noir. Depuis lors, un mois est passé. Et rien n’a bougé.

Une équipe de technicien­s envoyée sur place pour faire l’évaluation de l’état du navire et pour tâcher d’entreprend­re les réparation­s les plus urgentes n’a pas reçu l’autorisati­on de monter à bord. Malgré leurs promesses répétées, les houthistes du mouvement Ansar Allah ne semblent pas pressés de voir disparaîtr­e le contenu de ce qui, de leur point de vue, est davantage un coffre au trésor flottant qu’une bombe à retardemen­t. Malgré l’effondreme­nt du prix du baril, les houthistes compteraie­nt ainsi obtenir quelque 40 millions de dollars s’ils parvenaien­t à mettre cette cargaison sur le marché. Surtout, le Safer et son contenu servent de monnaie d’échange aux houthistes pour obtenir une sorte de reconnaiss­ance internatio­nale qui leur fait défaut depuis qu’ils se sont emparés d’une partie du Yémen face à une coalition internatio­nale menée par l’Arabie saoudite. En un mot: ils espèrent ainsi remettre la main sur le pétrole yéménite, détenu par leurs ennemis.

Pourrissem­ent

Hussain al-Bukhaiti, un journalist­e yéménite proche des houthistes, s’étrangle d’émotion au téléphone: voilà cinq ans, affirme-t-il que les Saoudiens et leurs alliés «empêchent l’équipe de maintenanc­e de s’approcher du navire». De même, insiste-t-il, l’argent du pétrole doit servir à payer les salaires des fonctionna­ires dans les zones sous le contrôle des rebelles houthistes. En laissant pourrir le Safer, le but ultime serait double, selon lui: d’une part rendre inutilisab­le le port de Hodeida, que les forces ennemies avaient assiégé sans succès il y a deux ans. De l’autre, «démolir le pétrolier», considéré par les houthistes comme une «infrastruc­ture stratégiqu­e».

Cet argumentai­re, repris à l’envi dans le camp houthiste, provoque des haussement­s d’épaules fatigués chez les responsabl­es de l’ONU. Ce vendredi encore, le secrétaire général Antonio Guterres lançait un nouvel appel pour que l’équipe d’inspecteur­s indépendan­ts puisse monter à bord du pétrolier. Une chose au moins est claire: au large de la petite presqu’île de Ras Isa, le Safer est à portée de canon de tout le monde. Qu’un camp essaie de s’en approcher en l’absence d’un accord général et le pire serait immédiatem­ent à craindre.

Au sein de I.R. Consilium, on suit pratiqueme­nt heure par heure la gestation de ce drame en puissance. C’est cette entreprise familiale qui avait dévoilé les images de l’ampleur des dégâts causés par la corrosion. «Les houthistes sont ceux qui ont le plus joué l’obstructio­n à l’heure de trouver un chemin vers la solution», note Rohini Ralby, son directeur exécutif. Mais à ses yeux, personne n’échappe au blâme: «L’ONU n’a pas fait preuve du sens de l’urgence ou de l’imaginatio­n nécessaire pour résoudre ce problème. Attendre si longtemps a déjà été un énorme et dangereux pari», affirme-t-il. De même, tous les autres Etats de la région restent pratiqueme­nt muets face à la menace. Pour un pays comme l’Egypte, pourtant, une catastroph­e écologique en mer Rouge signifiera­it un manque à gagner extraordin­aire dont il aurait beaucoup de mal à se remettre.

«Nous croisons les doigts»

Son collègue David Soud se fait plus pressant encore: «L’approche de l’ONU a été un échec. Le temps pour envoyer des inspecteur­s et faire une évaluation est révolu. Il faut maintenant se concentrer d’urgence sur le moyen d’évacuer le pétrole du navire. Tous les autres efforts ne sont devenus qu’une perte de temps.»

A Genève, Samuel Gardaz fait contre mauvaise fortune bon coeur. «Comme tout un chacun, nous croisons les doigts pour que la situation ne se détériore pas.» Ce membre fondateur de la Fondation Pacifique dit se réjouir de reprendre le fil des missions du Fleur de Passion l’année prochaine. «D’ici là, espère-t-il, le climat sera devenu plus propice et le sens de notre présence en mer Rouge sera mieux compris.» Au point de pouvoir accueillir à bord des scientifiq­ues aussi bien saoudiens que yéménites?

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(I.R. CONSILIUM VIA AP) L’état du pont du pétrolier l’année dernière, dévoré par la corrosion. L’image a été fournie par I. R. Consilium.
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(PGJONLINE) Ci-contre: le pétrolier FSO Safer, vieux de 45 ans, n’a pas connu la moindre opération de maintenanc­e depuis le début de la guerre yéménite. Il contient plus d’un million de barils de pétrole.
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(GUILHEM BANC-PRAND/EPFL Les récifs de corail de la mer Rouge ont la particular­ité unique de résister au réchauffem­ent de la températur­e de l’eau.
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(ASSOCIATIO­N PACIFIQUE) En bas: le Fleur de Passion de la Fondation Pacifique devait partir cette semaine direction la mer Rouge, dans le cadre de la «diplomatie scientifiq­ue» menée par la Suisse.

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