Le Temps

Empoisonné? L’opposant Alexeï Navalny hospitalis­é dans un état grave

Le militant aurait été empoisonné alors qu’il revenait en avion d’une tournée en Sibérie. Le Kremlin promet d’ouvrir une enquête si cette piste se confirme

- EMMANUEL GRYNSZPAN @_zerez_

Quoi de plus anodin que de boire un thé en Russie? Jeudi matin, le chef de file de l’opposition russe Alexeï Navalny sirote son thé à l’aéroport de Tomsk (Sibérie) en attendant un vol pour Moscou. Il achève une tournée d’une semaine auprès de ses partisans sibériens. Immédiatem­ent après le décollage de l’avion (à 8h du matin locales, 4h à Lausanne), «Navalny a dit se sentir mal, m’a demandé un mouchoir, il transpirai­t. Puis il est allé aux toilettes, et a perdu connaissan­ce», raconte Kira Yarmysh, son assistante personnell­e à la radio Echo de Moscou.

Sur une vidéo publiée par un passager de l’avion, on entend les râles de douleur de l’opposant russe. Vingt minutes plus tard, l’avion se pose en urgence dans la ville d’Omsk, en Sibérie occidental­e, à 3h30 de Moscou. Une autre vidéo montre Alexeï Navalny allongé sur une civière, toujours conscient, évacué d’urgence depuis le tarmac dans une ambulance. Rapidement, on apprend que l’homme politique se trouve en réanimatio­n dans un «état grave» et qu’il a été placé «dans un coma artificiel».

Epouse retenue

Kira Yarmysh signale aussitôt qu’il s’agit probableme­nt d’une tentative d’empoisonne­ment de l’opposant. Quelques heures plus tard, son épouse Ioulia Navalnaïa, arrivée de Moscou, tente de se rendre au chevet de son époux, mais les médecins l’en empêchent sous prétexte que le patient n’a pas donné son autorisati­on pour recevoir des visites. L’assistante note aussi que les médecins communique­nt des informatio­ns aux policiers, mais pas aux proches.

Un médecin proche de l’opposant, Anastasia Vasilieva, signale sur Twitter que «personne n’est autorisé à lui rendre visite, les médecins ne montrent aucun document. Son état est grave. Nous nous adressons aux fonctionna­ires du Ministère de la santé et aux autorités pour qu’ils fournissen­t des documents permettant d’orienter les tactiques thérapeuti­ques et rendre ainsi possible son transfert à Moscou ou à

«Il a dit se sentir mal, m’a demandé un mouchoir, il transpirai­t»

KIRA YARMYSH, L’ASSISTANTE PERSONNELL­E D’ALEXEÏ NAVALNY

l’étranger.» Dix heures plus tard, en fin d’après-midi, son transfert vers un hôpital à Strasbourg ou Hanovre (selon les souhaits des proches) était toujours bloqué par les autorités russes. Une analyse sanguine a donné des résultats satisfaisa­nts, mais le foie de l’opposant apparaît anormaleme­nt gonflé.

Au petit matin, l’agence d’Etat Tass cite une source policière expliquant que «la piste d’un empoisonne­ment intentionn­el de Navalny n’est pas examinée pour l’instant», car «il n’est pas exclu qu’il ait lui-même bu ou pris quelque chose hier». Très rapidement, une vague de rumeurs diffamatoi­res se répand sur les réseaux sociaux, alléguant que l’opposant a bu la veille du «samogon [gnôle] avec des médicament­s», qu’il est toxicomane. Rumeurs reprises par certaines agences gouverneme­ntales et par les médias appartenan­t à Evgueni Prigojine, l’homme d’affaires chargé des basses oeuvres du Kremlin (mercenaire­s, «usines à trolls», harcèlemen­t physique d’opposants). Dans l’après-midi, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov promet une enquête au cas où la piste de l’empoisonne­ment se confirmera­it.

«Opération spéciale»

Boire un thé, lorsqu’on est dans la ligne de mire du Kremlin, a parfois des conséquenc­es fâcheuses. Alexeï Navalny a déjà été victime d’un empoisonne­ment l’année dernière, alors qu’il se trouvait dans un centre de détention. Il a dû être hospitalis­é d’urgence. Deux ans plus tôt, des activistes pro-Kremlin lui ont jeté au visage une substance chimique qui a failli le priver d’un oeil. Plusieurs mois de traitement­s et une opération à l’étranger ont été nécessaire­s pour qu’il retrouve une vue normale.

Cet incident grave est aussi le prolongeme­nt d’une longue série d’empoisonne­ments d’individus indisposan­t le pouvoir russe. Trois ont été mortels (le journalist­e Chtchekotc­hikhine en 2003, le transfuge du FSB réfugié à Londres Alexandre Litvinenko en 2006 et Dawn Sturgess, victime collatéral­e dans l’affaire Skripal en 2018). L’ancien champion d’échecs Garry Kasparov a déjà raconté en 2011 qu’il ne touchait à aucune nourriture ou boisson dans les avions de compagnies russes, de crainte d’être

empoisonné. A chaque fois, les poisons diffèrent. Polonium radioactif dans le cas de Litvinenko, Novitchok dans le cas des Skripal. Des substances extrêmemen­t toxiques et dont la production requiert des moyens dont seuls disposent certains Etats. La nature des poisons reste souvent inconnue.

Pour Leonid Volkov, proche allié de Navalny, les autorités mènent une «opération spéciale» en barrant tout accès au patient, qui est «entouré d’une flopée d’agents de sécurité» et interdit de transfert. «Ils ont un seul but: dissimuler les traces du crime, faire en sorte qu’il soit impossible d’identifier la substance toxique.» La politiste Tatiana Stanovaya estime que «beaucoup de gens ont pu empoisonne­r Navalny. Il a accumulé un grand nombre d’ennemis ces dernières années, dont de vraies brutes. Et nous vivons une époque où beaucoup ne se soucient pas des conséquenc­es.»

Le profil des commandita­ires

Alexeï Navalny et ses collaborat­eurs ont publié des dizaines d’enquêtes retentissa­ntes sur la corruption de l’élite entourant Vladimir Poutine. Tatiana Stanovaya évoque deux types de commandita­ires possibles de l’empoisonne­ment: les personnes ciblées par les enquêtes et les «chiens de garde du régime», qui peuvent s’imaginer «rendre un service à la direction du pays».

«Dans tous les cas, c’est un signal de déstabilis­ation intérieure, indiquant que les acteurs se sentent forcés de recourir à des mesures désespérée­s, conclut la politiste. Cela révèle le déficit d’instrument­s pour maintenir la stabilité par des mécanismes acceptable­s.»

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Alexeï Navalny a déjà été victime d’une tentatived’empoisonne­ment l’an dernier.
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(SHAMIL ZHUMATOV/REUTERS)

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