L’album-exposition déroutant de My Name Is Fuzzy
Dix installations-chansons à voir et à écouter à Neuchâtel: c’est le pari osé que fait Bastien Bron, alias My Name Is Fuzzy, avec son album-exposition «Septante-Quatorze». Une manière de proposer de nouveaux supports à l’heure du tout streaming
Moustache, casquette et lunettes à larges montures rectangulaires. Le look de Bastien Bron colle à merveille avec l’ambiance rétro de son nouveau projet solo Septante-Quatorze. S’affairant au milieu d’un capharnaüm de câbles et de vieilleries technologiques, l’ancien rockeur et membre fondateur des ex-Rambling Wheels, mythique groupe neuchâtelois, a pris un tournant résolument électro-pop. Comme pour le prouver, il enclenche à l’aide d’une télécommande une chorale de téléviseurs cathodiques qui entonnent un air aux accents mélancoliques.
Un vieux téléviseur et un vélo cassé
Immersion spontanée au coeur de son album exposition, sorte de monde hybride mélangeant musique et installations audiovisuelles: «Mon projet de base au moment de partir six mois en résidence à Berlin était simplement de trouver de nouvelles pistes pour allier images et musique. Le concept final ne m’est venu que par la suite. C’est aussi en trouvant du matériel, comme une vieille télé sous l’escalier de mon atelier, que les choses se sont petit à petit précisées.»
Au menu: de la musique (évidemment), mais aussi de vieux écrans, un vélo d’appartement ou encore un faux YouTube où ne subsiste qu’une seule chanson. Au total, ce sont dix installations musicales et un parcours de trente-cinq minutes, en apnée dans un univers artistique volontairement «cheap», rythmé par des claviers Casio et une pop française faussement candide. Bastien Bron assume pleinement ce côté «fait maison», sans oublier de mentionner que sous cette apparente naïveté se dissimule plus d’une année et demie de travail. Et un processus de création qui n’a pas été qu’une longue et tranquille balade au bord de la Spree.
Lieu de tous les possibles artistiques, la capitale allemande offre une liberté quasi totale, dont Bastien Bron a tout d’abord souffert: «Ce n’était pas évident d’être aussi libre au début, d’avoir tout ce temps pour ne penser qu’à créer. Puis un jour, j’ai cassé une pièce de mon vélo et j’ai dû faire le tour de tous les réparateurs de la ville. Ça m’a enfin permis de penser à autre chose. Et j’ai finalement tiré une chanson de cette aventure.»
«On est à l’extrême inverse de la dématérialisation progressive de la musique» BASTIEN BRON
Une chanson mais aussi une expérience sensorielle pour l’auditeur spectateur. Car c’est là tout l’intérêt de l’exposition de Bastien Bron, qui refuse désormais de se cantonner au triptyque routinier album-cliptournée. Après quinze années à écumer les salles de concert avec son ancien groupe de rock, il est temps pour lui de se réinventer, en tout cas provisoirement: «Il était temps de me défaire d’un sentiment de nostalgie, d’arrêter de me dire que faire du son à une autre époque aurait été plus simple, que j’aurais pu vendre plein de vinyles. Il ne faut évidemment pas accepter toutes les nouveautés de son temps les yeux fermés, mais ce qui est important pour moi désormais, c’est tracer mon propre chemin en essayant de nouvelles formules.»
Des sonorités aux supports artistiques, son bébé semble avoir tout d’un ovni rétro perdu au siècle des mastodontes Spotify, Deezer, Apple Music et autres. Bastien Bron pose pourtant un regard extrêmement lucide sur l’industrie musicale. Il avoue sans fard la praticité du streaming et sait que la période du tout vinyle est révolue malgré son charme vintage qui lui a valu un timide retour ces dernières années. Septante-Quatorze se veut avant tout intemporel, sans prétendre devenir un modèle de diffusion de musique car trop contraignant, du propre aveu de Bastien Bron.
Alors comment diffuser et produire sa musique en 2020, sans être un artiste que l’on pourrait qualifier de «mainstream»? Là aussi, son album exposition propose de nouvelles voies, à contre-courant d’une quête perpétuelle du plus grand nombre de likes ou de «vues»: «Il y a quelque chose de triste dans le fait de presser des disques pour en vendre tellement peu, se désole Bastien Bron. Et c’est se voiler la face que de prétendre s’en foutre quand ton morceau ne fait que trois écoutes sur Spotify. Avec Septante-Quatorze, je fais quelque chose qui n’est plus de l’ordre du quantifiable, je fais autre chose, et ça libère la tête.»
Dans un monde où tout est disponible à portée de clic, matérialiser un album fait également sens pour l’homme derrière My Name Is Fuzzy: «On est à l’extrême inverse de la dématérialisation progressive de la musique. C’est une oeuvre qui n’est pas reproductible, et qui existe à un seul endroit. Et le spectateur doit se déplacer pour l’apprécier. Ça change d’un son sur Spotify auquel tu laisses trois secondes pour décider si tu aimes ou pas.»
Ras-le-bol de la scène
Septante-Quatorze, c’est aussi le refus d’envisager la musique comme une vulgaire écoute solitaire. Mais alors pourquoi ne pas simplement continuer à faire des concerts live? «J’ai adoré faire des tournées et le contact avec la foule. Mais j’en ai progressivement eu ras le bol ces deux dernières années. Je suis peut-être trop «control freak» pour apprécier les aléas du direct. Ou alors pas assez bosseur pour faire des dates irréprochables. Ce que j’aime avec mon projet, c’est de pouvoir travailler en amont et laisser ensuite l’oeuvre parler pour elle-même.»
Pour l’instant, ce curieux album n’existe pas. Et le 30 août, il aura déjà disparu, pour réapparaître, peutêtre, lors d’une prochaine exposition, dans un lieu encore inconnu. Cet aspect mystérieux, insaisissable presque, n’est-il finalement pas un coup de communication? «Je n’envisage pas la rareté comme outil publicitaire. C’est simplement ma recherche de nouveaux supports qui m’y amène», assure-t-il.
A une ère où il est de plus en plus compliqué de rentabiliser sa production musicale, la démarche de Bastien Bron peut paraître paradoxale. Alors quand on lui demande, un peu malicieusement certes, s’il compte vraiment ne rien conserver de cet album, il sourit: «Evidemment, je ne vais pas supprimer les fichiers de mon ordinateur. Et, qui sait, pourquoi ne pas se contredire parfaitement et sortir une archive sonore de l’exposition. Ce serait une façon de boucler la boucle.»
L’incertitude règne. Pas si étonnant pour celui dont le «Nom Est Flou». Alors pour tenter d’y voir plus clair, vous avez jusqu’au 30 août pour vous rendre à la Galerie C, avant que cet album ne disparaisse pour de bon. ▅