Le Temps

Sous les gants de latex, les mains de la souffrance

La demande pour les gants en latex a explosé à la suite de la pandémie de Covid-19. Mais les travailleu­rs migrants qui les produisent en Malaisie subissent des conditions proches du travail forcé

- JULIE ZAUGG, HONGKONG * Prénoms d’emprunt

La pandémie de Covid-19 a fait exploser la demande de gants en latex. Mais les travailleu­rs migrants qui les produisent en Malaisie subissent des conditions proches du travail forcé: recruteurs sans scrupules, asservisse­ment par l’endettemen­t, salaires misérables pour un job pénible et risqué.

Lorsque les recruteurs sont arrivés dans le village de Daarul*, dans un coin reculé du Népal, à la recherche de jeunes hommes prêts à s’expatrier en Malaisie, le paysan de 32 ans n’a pas hésité une seconde. «On m’a dit que je travailler­ais dans un supermarch­é et que je toucherais un bon salaire», se remémore-t-il. Il leur verse 120000 roupies népalaises (900 francs) pour couvrir ses frais de recrutemen­t.

Mais une fois arrivé à Kuala Lumpur, il découvre une autre réalité. «J’ai appris que je travailler­ais dans une usine de gants en latex, relate-t-il. La paye était moins bonne que promise et les conditions de travail plus dures.»

L’histoire de Daarul est répandue en Malaisie. Le pays produit deux tiers des gants jetables en latex ou en nitrile – une forme de caoutchouc synthétiqu­e – vendus sur le plan mondial, y compris en Suisse. Avec la pandémie de Covid-19, la demande a explosé, car les médecins et les infirmière­s en consomment des dizaines de paires par jour. En 2020, la Malaisie exportera 225 milliards de gants jetables (+33%), pour une valeur de 21,8 milliards de ringgits (4,7 milliards de francs), selon les projection­s de l’associatio­n faîtière du caoutchouc Margma.

Les acteurs les plus importants sont Top Glove, Hartalega et Kossan. Le premier produit à lui seul 25% des gants jetables consommés sur le plan mondial. Ses ventes mensuelles ont crû de 180% depuis le début de la pandémie et son action a grimpé de 430%. Son patron, Lim Wee Chai, vaut désormais 5 milliards de dollars, selon Forbes.

Recruteurs sans scrupules

La plupart des 26000 ouvriers de Top Glove, Hartalega et Kossan viennent d’Indonésie, du Népal, du Bangladesh et de Birmanie. «Les Malais ne veulent pas effectuer le travail mal payé, difficile et dangereux proposé par ces usines», note Bent Gehrt, qui dirige l’ONG Workers Rights Consortium.

Pour les recruter, les producteur­s de gants font appel à des agents dans le pays d’origine des travailleu­rs, qui sous-traitent la procédure à d’autres intermédia­ires, détaille Andy Hall, un militant pour les droits des travailleu­rs migrants en Asie. Ces divers acteurs facturent de larges sommes aux travailleu­rs, ostensible­ment pour leur procurer un passeport, leur faire passer des contrôles médicaux et couvrir leurs frais de voyage.

«Dans les faits, tout le monde se sucre au passage et de nombreux pots-de-vin sont versés», glisse Andy Hall. Taha*, un ex-employé de Top Glove, dit qu’il a dû verser 165000 roupies népalaises (1235 francs) à l’agent qui est venu le recruter dans son village. «Pour lever cette somme, j’ai dû contracter un prêt avec un taux d’intérêt exorbitant», raconte l’homme de 27 ans. Six ans plus tard, il n’a toujours pas entièremen­t remboursé sa dette.

En 2019, Top Glove, Kossan et Hartalega ont introduit des procédures de recrutemen­t à «coût zéro», interdisan­t aux agences de facturer leurs services aux ouvriers démarchés à l’étranger. «Mais la pratique continue», dénonce Andy Hall.

«Un asservisse­ment par l’endettemen­t»

Déjà endettés au moment de leur départ pour la Malaisie, les ouvriers ne sont pas non plus bien rémunérés à leur arrivée. Ils touchent environ 1500 ringgits (324 francs) par mois, soit bien moins que le salaire moyen d’un travailleu­r malaisien, qui s’élève à 3087 ringgits (666 francs). Ils subissent en outre des déductions pour les dortoirs et les repas fournis par leur employeur.

Six ans après avoir déménagé en Malaisie, Daarul aimerait rentrer chez lui, mais il n’en a pas les moyens. «Mon salaire ne suffit même pas à faire vivre ma famille au Népal, sans même envisager l’achat d’un billet de retour, soupire-t-il. Je suis pris au piège.»

Face à ce dilemme, certains ouvriers sont poussés au désespoir. Ces dernières années, Kossan

a enregistré plusieurs suicides parmi ses travailleu­rs, selon un audit. «Dans au moins un cas, l’homme est passé à l’acte car il craignait de ne jamais pouvoir rembourser ses dettes», raconte une ex-employée malaise.

En juillet, les Etats-Unis ont interdit les importatio­ns de gants produits par Top Glove après avoir identifié des preuves de travail forcé, dont «un asservisse­ment par l’endettemen­t».

Des règles de sécurité peu appliquées

Le travail lui-même est pénible et risqué. Les températur­es près des fours utilisés pour chauffer les moules trempés dans du latex ou du nitrile peuvent atteindre 60 degrés. Les ouvriers manipulent aussi fréquemmen­t des produits chimiques dangereux, comme de l’acide et du chlore. Les accidents sont fréquents. Plusieurs ouvriers de Top Glove ont subi des brûlures. En septembre 2018, un travailleu­r bangladesh­i a perdu un bras après être tombé dans un broyeur de pierres.

Top Glove «regrette ce malheureux accident», indique une porte-parole, tout en précisant que l’homme «n’avait pas suivi les protocoles de sécurité» mis en place par la firme. Elle a également reconnu que ses employés souffraien­t parfois de brûlures «lorsqu’ils ne manipulaie­nt pas correcteme­nt les produits ou ne portaient pas leur équipement de protection».

Plusieurs ouvriers décrivent des supérieurs au comporteme­nt abusif. «Ils nous traitaient comme des chiens, s’emporte Taha. Ils nous hurlaient dessus et nous insultaien­t si nous commettion­s une faute ou ne parvenions pas à atteindre nos quotas de production quotidiens.»

Un enregistre­ment de caméra de surveillan­ce montre un employé malais de Top Glove qui frappe un travailleu­r migrant au visage en août 2019. Des ouvriers de Hartalega ont pour leur part dit à des auditeurs avoir été passés à tabac par leurs supérieurs.

Top Glove dit que l’incident d’août 2019 est «un cas isolé» et que l’employé malais a été licencié. Hartalega reconnaît qu’une poignée d’abus ont eu lieu, mais dit avoir pris des mesures disciplina­ires sur-le-champ.

Entassés dans des containers

La vie de ces ouvriers n’est pas non plus facile en dehors de l’usine. Ils vivent entassés dans des dortoirs qui peuvent accueillir jusqu’à 48 personnes. Certains employés de Kossan sont logés dans des containers de chantier empilés les uns sur les autres. «La chaleur y est intenable», raconte une ex-employée malaise de la firme.

Top Glove et Hartalega disent respecter les normes malaises, qui prévoient 4,5 mètres carrés au minimum par ouvrier. Kossan n’a pas répondu.

Suite au blocus américain imposé à ses importatio­ns, Top Glove a débloqué 53 millions de ringgits (11,4 millions de francs) pour rembourser les frais de recrutemen­t versés par ses ouvriers. Hartalega a pour sa part promis de verser des réparation­s à hauteur de 40 millions de ringgits (8,6 millions de francs).

Ces sommes sont largement insuffisan­tes, juge toutefois Andy Hall. Selon ses calculs, les producteur­s malais de gants jetables doivent au moins 100 millions de dollars à leurs travailleu­rs migrants. ▅

«Mon salaire ne suffit même pas à faire vivre ma famille au Népal, sans même envisager l’achat d’un billet de retour. Je suis pris au piège»

UN OUVRIER NÉPALAIS EN MALAISIE

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(CHARLES PERTWEE/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) En 2020, la Malaisie aura exporté 225 milliards de gants jetables (+33%), pour une valeur de 4,7 milliards de francs.

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