Le Temps

Des oiseaux et des hommes

Les oiseaux disparaiss­ent en espèces et en nombre. Préserver la biodiversi­té, c’est assurer à l’homme un avenir sain et serein

- TEXTES: MARIE-PIERRE GENECAND DESSINS: LAURENT WILLENEGGE­R, WILDSIDEPR­ODUCTIONS.CH

Les oiseaux disparaiss­ent en espèces et en nombre. Ces trente dernières années, l’Europe a perdu 400 millions de volatiles. Notre série sur la gent ailée se termine aujourd’hui avec un état des lieux ornitholog­ique, qui montre qu’il est urgent de préserver la biodiversi­té pour éviter le déclin de l’humanité.

MÊME LES MOINEAUX SONT MENACÉS, CAR, POUR GRANDIR, LES PETITS NE PEUVENT PAS SE CONTENTER DE MIETTES. ILS ONT BESOIN D’INSECTES, QUI SONT EN DÉCLIN EN MILIEU URBAIN

Le covid nous l’a rappelé. L’homme n’est désormais plus épargné par le déséquilib­re naturel qu’il a créé pour des raisons de productivi­té. Déforestat­ion massive, monocultur­e intensive, utilisatio­n d’engrais chimiques, rupture des chaînes alimentair­es et appauvriss­ement des biotopes sont autant de coups portés à l’environnem­ent qui, par son dérèglemen­t ainsi provoqué, met l’humanité en danger. Avec son déclin, l’oiseau est aussi un impitoyabl­e baromètre de cette crise écologique.

Non seulement, certaines espèces disparaiss­ent, s’inquiète François Turrian, directeur romand de l’associatio­n BirdLife, mais surtout, la taille des population­s se réduit. «Dans les années 1970, les hirondelle­s, martinets, alouettes des champs faisaient partie de notre quotidien, comme les insectes et les papillons. On en voyait partout. Aujourd’hui, leur diminution par milliers témoigne de l’effondreme­nt des écosystème­s soumis à trop de pressions.» Bilan et propositio­ns pour changer la donne.

Sur les 11000 espèces d’oiseaux qui peuplent la planète, 1500 sont placées sur liste rouge. En Suisse, 40% des 450 espèces sont menacées et protégées. «Il existe une érosion des espèces, mais aussi une diminution massive des population­s d’oiseaux. L’Europe a perdu 400 millions d’oiseaux lors des trente dernières années», signale le spécialist­e. A quoi cela est-il dû?

Le principal facteur du déclin de l’avifaune est la perte ou la dégradatio­n de ses habitats et de la nourriture qui leur est associée, indique François Turrian. «A l’échelle mondiale, la déforestat­ion est un problème majeur alors qu’en Suisse, les zones cultivées et les habitats humides sont les plus touchés, du fait de l’urbanisati­on du territoire et d’une agricultur­e encore trop intensive.» L’impact

des changement­s climatique­s est déjà à l’oeuvre. Une étude de BirdLife Internatio­nal montre qu’avec l’augmentati­on des températur­es sur la planète, plus de 2300 espèces, soit près d’un quart de l’avifaune mondiale, risquent de disparaîtr­e. Par ailleurs, les population­s d’oiseaux des archipels océaniques souffrent de l’introducti­on artificiel­le des chats, chiens et rats, mammifères qui causent des dommages considérab­les.

Les fauvettes dans les assiettes

Les vitres des abribus et des bâtiments translucid­es ou réfléchiss­ants créent aussi de gros dégâts, poursuit le spécialist­e. «En Suisse, on estime qu’au moins 3 millions d’oiseaux sont victimes chaque année de collision. Un effort doit être fait pour mieux les signaler.» Enfin, d’autres causes anthropiqu­es de mortalité sévissent: la présence des chats en haute densité – un million et demi en Suisse!, comme l’implantati­on des pylônes, lignes électrique­s et parcs éoliens qui, selon leur emplacemen­t, provoquent des risques de collision et dérangent les espèces sensibles.

Revenons aux facteurs plus connus, qui relèvent aussi de décisions gouverneme­ntales. L’associatio­n BirdLife déplore que, dans certains endroits de Suisse, la chasse au lagopède alpin ou perdrix des neiges, à la bécasse des bois et au tétras lyre, trois oiseaux en fort déclin, continue d’être permise. «C’est intolérabl­e. Cette chasse de loisir n’a plus sa raison d’être», s’insurge François Turrian. Au niveau mondial, avec le déclin des population­s aviennes, la chasse devient de moins en moins durable.

Rien qu’en Méditerran­ée, chaque année, 25 millions d’oiseaux sont tirés ou attrapés avec des filets ou de la glu sur les branches, souvent à des fins commercial­es. «Comme les ortolans, en France, auparavant, les fauvettes sont aujourd’hui vendues en grillades, sur l’île de Chypre, à des clients russes argentés», précise le scientifiq­ue. Dans la même idée, la Ligue française pour la protection des oiseaux, la LPO, doit sans cesse se battre contre les pratiques illégales en regard du droit européen, type chasse à la grive. «Nos voisins français et italiens figurent ainsi dans le peloton de tête des moutons noirs de l’Union.»

Concernant l’étiolement des écosystème­s, François Turrian chiffre les dommages. «Si vous prenez 2 ou 3 hectares de cultures intensives comme on en trouve encore dans le Gros-de-Vaud, vous découvrez que seules quatre espèces d’oiseaux peuvent nicher dans un tel environnem­ent. Si vous considérez la même surface pourvue de haies, de jachères et de bosquets, ce nombre s’élève à 40.» La démonstrat­ion vaut aussi pour les forêts. «Dans une plantation d’épicéas, seuls quatre ou cinq oiseaux peuvent s’installer, alors que dans une forêt diversifié­e où cohabitent des feuillus, des buissons, des herbes, du bois mort, de la mousse, etc., une trentaine d’espèces s’épanouit.»

Les conséquenc­es d’un tel appauvriss­ement? «A court terme, des pertes de rendement dans les zones cultivées, l’attaque plus fréquente des ravageurs (insectes, petits rongeurs) dont les oiseaux sont des grands régulateur­s et l’appauvriss­ement de nos sols», recense le biologiste. Plus globalemen­t, les écosystème­s ainsi étiolés vont présenter moins de résilience en cas d’événements climatique­s hostiles.

Confiant dans les possibilit­és d’améliorati­on, le directeur romand de BirdLife cite une victoire chère à son coeur: l’abolition du DDT, toxique insecticid­e dont la militante américaine Rachel Carson a dénoncé les ravages sur les population­s d’oiseaux chanteurs dès les années 1960. Les produits épandus étaient consommés par les oiseaux via les insectes intoxiqués et remontaien­t dans les chaînes alimentair­es.

Le faucon pèlerin est devenu l’emblème de cette dérive. Lui qui mangeait des oiseaux intoxiqués s’est mis à pondre des oeufs avec une coquille si fine qu’ils cassaient sous le poids de la femelle lorsqu’elle couvait. «Il a fallu un grand combat des associatio­ns écologique­s dans les années 1970 pour faire interdire ce DDT, remplacé hélas par d’autres substances toxiques depuis», précise François Turrian.

Même le moineau, volatile urbain qu’on imagine invincible, figure sur la liste rouge de certains pays européens. Au départ, le moineau est, par excellence, l’oiseau qui s’est le mieux adapté à l’homme. Il s’est répandu dans nos cités lorsque l’être humain s’est mis à nourrir le cheval domestique avec de l’avoine, raconte l’ornitholog­ue. Les moineaux sont alors sortis des grottes et ont suivi l’humain (enfin, surtout l’avoine) au coeur des habitats urbains. Aujourd’hui, les moineaux raffolent des graines, mais peuvent très bien se contenter de restes de fast-food ou autres reliques de nos aliments. C’est ce qu’on croyait en tout cas.

Récemment, les Anglais ont tiré la sonnette d’alarme en remarquant que les moineaux diminuaien­t drastiquem­ent. En étudiant les causes de ce déclin, il a été établi que si les spécimens adultes profitaien­t de la générosité des déchets, les petits mouraient dans leur nid, car seuls les insectes sont appropriés à leur croissance. Or, les villes manquent d’insectes. «Pour les faire revenir, il faut planter des prairies parsemées de fleurs indigènes, car les fleurs exotiques sont de peu d’intérêt pour eux. Il faut ramener des marguerite­s et des sureaux à la place des forsythias et autres laurelles», détaille François Turrian.

Un bâti moins hospitalie­r

Par ailleurs, beaucoup d’oiseaux souffrent de l’architectu­re contempora­ine qui, avec sa prédominan­ce de cubes de béton et de verre aux lignes pures, a aboli les nichoirs potentiels – corniches, encorbelle­ment, recoins – prisés par les martinets et les hirondelle­s.

Un autre oiseau typiquemen­t urbain et qui, pour certains, ne se porte que trop bien? Le pigeon, bien sûr. Autrefois élevé pour servir d’ornement ou de messager, le pigeon biset est redevenu (relativeme­nt) sauvage, mais attaché à nos villes où il trouve largement de quoi manger. En réalité, les élevages de pigeons existent encore, précise François Turrian. BirdLife a même de gros problèmes avec certains éleveurs, qui empoisonne­nt les faucons pèlerins qu’ils estiment responsabl­es de la mort de leur cheptel.

«Comme le faucon pèlerin est protégé, nous avons pu dénoncer un empoisonne­ment qui s’est déroulé dans la ville de Zurich. Grâce à une webcam placée sur un nid de faucons pèlerins, on a vu comment une femelle qui dépeçait un pigeon pour ses petits, a vacillé, convulsé et est tombée raide. C’était atroce. Le pigeon qu’elle avait chassé avait été enduit d’un neurotoxiq­ue très puissant qui ne lui a laissé aucune chance. La police a pu retrouver deux de ces éleveurs criminels, qui ont été inculpés.»

Le pigeon a proliféré dans notre environnem­ent urbain grâce aux corniches, anfractuos­ités où nicher et surtout grâce à la nourriture et aux graines qu’il trouve en profusion. «C’est toujours compliqué de parler de surpopulat­ion, car on fait preuve d’anthropoce­ntrisme, mais nous ne sommes pas opposés à la politique de stérilisat­ion menée par plusieurs municipali­tés pour éviter la proliférat­ion des pigeons», admet le directeur romand de BirdLife. A cette fin, les villes favorisent l’installati­on des pigeons dans des nids très confortabl­es, puis suppriment leurs oeufs. Ou recourent à des graines qui stérilisen­t les oiseaux.

«Contrairem­ent à l’idée reçue, les pigeons ne sont pas sales et ne transmette­nt aucune maladie, mais ils occasionne­nt, c’est vrai, des problèmes de souillure des bâtiments avec leurs fientes, poursuit François Turrian. Par ailleurs, même s’il niche librement, je reconnais que le pigeon biset des villes fait pâle figure à côté de son ancêtre le pigeon biset sauvage que l’on trouve dans les falaises de Bretagne. C’est sûr qu’à manger des restes de hamburgers, le pigeon urbain a perdu pas mal de ses instincts!»

Des croyances qui ont la vie dure

Chacun peut contribuer à un avenir moins sombre pour la gent ailée. «Mais attention, prévient l’ornitholog­ue, là aussi, il y a des croyances qui ont la vie dure. Nourrir les oiseaux en hiver n’est pas une mesure de conservati­on pour eux, il s’agit plutôt d’une sensibilis­ation, à pratiquer avec modération. D’autant que de nouvelles études précisent que certains aliments riches en graisse diminuent la fertilité des oiseaux…»

Le bon geste pour l’avifaune urbaine? Faire revenir la biodiversi­té près de chez soi, sur son balcon ou dans son jardin. «Malheureus­ement, la manie du propre en ordre helvétique est un obstacle au mieux vivre ensemble entre hommes et oiseaux», regrette le spécialist­e. Qui précise que, de toute façon, les initiative­s individuel­les sont à elles seules insuffisan­tes pour inverser la tendance. «Les pouvoirs publics et tous les autres secteurs de la société doivent mettre la protection de la biodiversi­té et du climat au centre de leur agenda, sinon c’est l’humain, et très vite, qui en pâtira.»

Pour les oiseaux, les meilleurs havres de paix restent les réserves naturelles telles que celle qui abrite, depuis 2001, le Centre-Nature BirdLife, à La Sauge, au bord du lac de Neuchâtel. Au fil d’un circuit où sont aménagés quatre observatoi­res, on croise, un jour de juin, des passionnés munis de jumelles ou d’appareils photo heureux d’observer un martin-pêcheur, rare oiseau indigène dont les couleurs flamboient, une rousseroll­e effarvatte et son petit chant grinçant et une famille de torcols plutôt rare que François Turrian est très ému d’apercevoir parmi les roseaux. «Après votre venue, on a eu la chance de constater que l’un des deux nids de la rousseroll­e était occupé par un coucou qui a été nourri par ses parents adoptifs, comme le veut la loi des oiseaux. Les parents rousseroll­e ont même dû suivre le squatteur dans la forêt pour continuer à le nourrir, alors que cette espèce déteste s’éloigner des roseaux!»

On questionne François Turrian sur cette passion qui l’a pris tout petit et ne l’a jamais quitté. «Connaître et apprécier les oiseaux, c’est vraiment s’ouvrir à un théâtre permanent de joie et d’émotions. Je ne peux pas m’imaginer un monde

sans oiseaux. Ce serait l’apocalypse pour moi et un très mauvais présage pour l’humanité!»

La semaine prochaine: Un parti politique suisse, deux génération­s

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Le martin-pêcheur est l’emblème du Centre-nature BirdLife à La Sauge (VD), où l’on peut l’observer dans les roseaux. Comme 40% de ses congénères suisses, il est menacé, donc protégé. Son plumage aux couleurs exotiques détonne dans l’avifaune locale.
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Le guêpier doit son nom à son goût pour les guêpes, abeilles et frelons. L’implantati­on chez nous de ce petit oiseau d’origine africaine est significat­ive du réchauffem­ent climatique. Lui aussi est menacé et protégé.
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Habitant des Alpes et des Pyrénées, le lagopède alpin ou perdrix des neiges fait partie des oiseaux menacés dont certaines régions de Suisse autorisent pourtant encore la chasse. Un plumage subtil, qui passe du gris au blanc en fonction des saisons.

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