Le Temps

L’ÉTÉ 1940 EN FRANCE

Derniers jours d’insoucianc­e au bord de la Méditerran­ée

- RICHARD WERLY, MARSEILLE t@LTwerly

Deux colonnes de pierres à demi calcinées. Un sentier encadré d'arbustes dépenaillé­s, cuits par la canicule de l'été 2020. Voici tout juste quatre-vingts ans, la massive villa Air-Bel se trouvait ici, au-dessus de la cité HLM du même nom qui abrite aujourd'hui une population marseillai­se bigarrée, regroupée en soirée autour de l'aire de jeux pour les enfants et de deux terrains de foot.

Septembre 1940 touche à sa fin lorsque la riche héritière américaine Mary Jayne Gold, revenue en France en provenance de Suisse, découvre cette propriété dans le quartier de la Pomme, le long de la voie de chemin de fer qui relie Marseille à Nice, en surplomb au-dessus de la Méditerran­ée. Mary Jayne est amoureuse d'un ex-légionnair­e. Deux rencontres, au mois d'août à Marseille, l'ont convaincue de rejoindre le réseau mis en place, depuis sa chambre de l'hôtel Splendide, par le journalist­e américain Varian Fry, dépêché de New York pour exfiltrer artistes, antinazis et juifs pourchassé­s par la Gestapo et ses auxiliaire­s locaux (lire LT du 14.08.2020). Mary Jayne finance et charme policiers et fonctionna­ires pétainiste­s. Elle est cheffe de tribu: louée «au bon docteur Thumin», sa villa Air-Bel se transforme en refuge, où le peintre Max

Ernst, l'écrivain André Breton et le trotskyste Victor Serge entrecoupe­nt leurs conversati­ons de corvée de bois et de lessive…

La Méditerran­ée, visible en contrebas, résume l'illusion de cette drôle de paix qui, depuis le 22 juin, a suivi l'armistice entre l'occupant allemand et le régime de l'Etat français. De l'autre côté, sur ses rives nord-africaines, deux amiraux pétainiste­s, Abrial et Esteva, ont pris le contrôle, début août, de l'Algérie et du protectora­t de Tunisie. L'Italie mussolinie­nne, victorieus­e aux côtés du Reich, s'est vu, en France, accorder une enclave frontalièr­e autour de Menton, tandis que les nazis profitent, à la tête de compagnies financière­s installées dans la principaut­é depuis 1933, de la prospère neutralité de Monaco.

A Nice, le sénateur-maire socialiste Jean Médecin suit logiquemen­t son vote enthousias­te, le 10 juillet, des pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Lui et le préfet de l'époque, Marc Eugène Chevalier, adressent dès la fin août une première liste d'environ 15000 juifs établis dans la ville balnéaire. Le nom de la famille Jacob y figure à côté de leur adresse, rue Cluvier, à deux pas du consulat général d'Italie. Le père, André, est architecte, finaliste du Prix de Rome en 1919 pour son projet du «Palais de la ligue des Nations établi à Genève». Son épouse, Yvonne, est «sans profession». Leurs enfants se nomment Denise, Madeleine, Simone et Jean. Le 3 octobre 1940, la loi portant statut des Juifs fait de leur famille une cible.

Redoutable fin d'été 1940 sur cette Côte d'Azur en zone libre, mais quadrillée par les fascistes italiens et les nazis allemands. Dès le mois de septembre, grâce à l'activisme pétainiste du maire Jean Médecin, Nice et le départemen­t des AlpesMarit­imes, fournisseu­rs de volontaire­s pour la «légion française des combattant­s», reçoivent le titre de «filles aînées de la révolution nationale». Il faut dire que le «Maréchal» est un voisin. Le vainqueur de Verdun, désormais supplétif octogénair­e d'Hitler, y a vécu de longs séjours dans les années 30, face à la mer, dans sa villa L'Ermitage de Villeneuve-Loubet.

Le pire est encore à venir

A Marseille, l'insoucianc­e intellectu­elle des traqués de la villa Air-Bel, en attente de leurs vrais-faux passeports ou visas de sortie pour l'Espagne, Lisbonne, l'Algérie puis les Etats-Unis. A Nice, où les autorités italiennes (qui occuperont la ville fin 1942) répugnent à s'engager dans l'épuration antisémite, l'aveuglante conviction de «faire partie d'une même tribu méditerran­éenne assez éloignée de Berlin pour échapper au pire», comme l'écrira plus tard l'historien et romancier Max Gallo.

La nuit tombe dès l'automne 1940. Les gendarmes vichystes patrouille­nt sur la baie des Anges, où le casino continue d'opérer. Sa façade, pour faire plus transalpin, a été repeinte en rose. Pour les Jacob, contraints de vivre reclus, le pire viendra en 1944, avec la déportatio­n du couple vers Drancy, puis Auschwitz, ordonnée par le sinistre Hauptsturm­führer SS Alois Brunner. Ils n'en reviendron­t pas. Contrairem­ent à leurs filles Denise, épouse Vernay, et Simone, épouse Veil. ■

Dernier épisode le vendredi 28 août

 ?? (ULLSTEIN BILD DTL.) ?? Patrouille de gendarmes vichystes sur la ligne de démarcatio­n, entre Menton et Nice.
(ULLSTEIN BILD DTL.) Patrouille de gendarmes vichystes sur la ligne de démarcatio­n, entre Menton et Nice.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland