Le Temps

DÉVIÉS PAR LE COVID

L’odyssée avortée mais réussie des Landenberg

- ALEXANDRE DEMIDOFF t @alexandred­mdff

Et dire qu’ils ont failli rentrer en Suisse, comme des touristes lambda! A cause de ce rabat-joie de coronaviru­s, bien sûr. A la fin de mars, les comédiens genevois Frédéric et Deborah Landenberg n’en menaient pas large. Leurs ados, Arsène et Merlin, militaient pour un retour immédiat. L’île thaïlandai­se de Ko Chang se refermait sur eux comme une souricière. Leur raid, commencé en janvier sur les rails russes et censé se poursuivre jusqu’en décembre, s’achevait en queue de poisson. Adieu yourtes, sanctuaire­s héroïques, aventures à la Blaise Cendrars.

Ils ne verraient pas, comme ils l’avaient prévu, Oulan-Bator et ne se sentiraien­t pas merveilleu­sement perdus au milieu des steppes mongoles; ils ne joueraient pas leur spectacle, Love Letters, à Pékin; ils ne s’initieraie­nt pas au kung-fu, dans un temple shaolin; ils ne rallieraie­nt pas les Philippine­s; ils ne tourneraie­nt pas à l’automne une fiction, avec le réalisateu­r romand Frédéric Baillif, au Salvador. Le scénario était pourtant ficelé, signé Fabrice Melquiot, auteur formidable, directeur aussi du Théâtre Am Stram Gram, à Genève.

A Ko Chang, «Ze Tribu», comme le quatuor s’est autoprocla­mé, est poussé à rentrer dare-dare en Suisse. L’ambassade helvétique ne plaisante pas. Elle fait parvenir à ses ressortiss­ants des vidéos comminatoi­res. Deborah et Frédéric chancellen­t. Ce voyage à quatre, cette éducation océanique offerte à leurs enfants, c’est leur utopie, cogitée depuis des années. Ils ont prévu de la financer en jouant à chaque étape Love Letters, pas de deux déchirant pour amants séparés – une pièce d’Albert Ramsdell Gurney. Histoire de varier les genres, ils ont même en réserve un autre spectacle.

Mais comment se résoudre à abandonner le rivage d’une utopie? Sur le perron de leur maison à Pai, ville du nord de la Thaïlande cernée par les montagnes, Deborah et Frédéric racontent, via visioconfé­rence, leur dilemme de printemps. En ce début du mois d’août, ces affres paraissent antédiluvi­ennes. N’ontils pas trouvé leur éden, sous ce ciel mouillé, devant ce palmier philosophe? Le repos du baroudeur est une grâce.

«Face à la pression de l’ambassade, nous avons cherché conseil auprès de nos amis, sur les réseaux sociaux, raconte Deborah. Tous nous ont encouragés à rester, à profiter du bien-être de ce pays.» Des profession­nels du spectacle se proposent même de les aider à financer l’aventure, poursuit Frédéric. «Ils nous ont demandé notre numéro bancaire, nous avons refusé, bien sûr. Nous avons plutôt incité ceux qui le désiraient à s’abonner à notre Gazette qui raconte nos péripéties et qui est imprimée à Morges, grâce à l’Orif, organisati­on qui aide des personnes en difficulté à trouver un travail.»

Le couple décide de poursuivre son odyssée, mais en bouleverse les contours. Arsène et Merlin, 13 et 15 ans, protestent. «Pendant quelques jours, ils n’ont plus adhéré. Ils avaient envie d’être confinés comme leurs amis genevois. Ils avaient le sentiment de passer à côté d’un événement historique.» La force de la famille alors, après trois mois d’émerveille­ment, hébergée par un ancien champion suisse de volleyball, c’est de s’être arrachée à Ko Chang et à ses envoûtemen­ts. A la fin de juin, ils lui tournent le dos pour rallier Pai, bastion naguère des dissidents de la Terre, fief des hippies, à trois heures de la frontière birmane. Tout va changer dès lors. Ils louent une maison qui abrite aussi un studio de yoga. Et ils donnent une tournure athlétique à leurs journées.

Arsène et sa mère s’adonnent à la boxe thaïe, une heure et demie par jour de coups de coude et de genou – aux dernières nouvelles, Deborah est passée à trois heures quotidienn­es. La tribu pratique aussi le yoga intensivem­ent. Les garçons suivent des cours de maths. Frédéric planche sur un nouveau scénario pour un film qui ne se déroulera pas au Salvador, mais au Sénégal.

«Nous avions rencontré en Russie, avant tous ces bouleverse­ments, un jeune réalisateu­r sénégalais qui nous avait convaincus de le réaliser en Afrique. Frédéric Baillif a été enthousias­mé. Nous nous sommes mis à imaginer une nouvelle fiction: un groupe prend en otage une famille, afin que soit reconnu le sacrifice des tirailleur­s sénégalais pendant la guerre.»

A Pai, tous les commerces et les hôtels s’appellent «Love quelque chose», sourit Deborah. Il y a quelques semaines, les

LE COVID

A EU POUR NOUS LE MÉRITE DE TOUT FAIRE EXPLOSER. IL NOUS A CONDUITS HORS DU MONDE, DE L’AGITATION, DANS UN LIEU SEREIN ET HARMONIEUX

Landenberg ont envisagé de visiter d’autres sites thaïlandai­s, mais au terme d’un vote, ils ont décidé de rester dans leur fief jusqu’en septembre. «A Ko Chang, je ne rencontrai­s personne de mon âge; ici, je me suis fait des amis, au skatepark, notamment», s’emballe Merlin. Son frère, lui, note que la vie thaïlandai­se est bien moins onéreuse que la genevoise. «La location mensuelle revient à 300 francs, on peut manger pour 2 francs 50.»

«Si nous étions revenus en Suisse, nous n’aurions pas pu tenir financière­ment plus d’un mois, appuie le couple. Ici, nous avons de quoi vivre cinq à six mois. Et nous avons devant nous la perspectiv­e de reprendre Love Letters, à Pai d’abord puis à Bangkok, le 23 septembre.»

La pandémie peut donc avoir des retombées heureuses. En février, à Ekaterinbo­urg, où le tsar Nicolas II et sa famille furent exécutés, le quatuor enchaînait encore, à un rythme de cosaques sur le pied de guerre, visites de musées, répétition­s et représenta­tions. «On était dans la même dynamique qu’à Genève, se rappelle Deborah. Partir si loin pour reproduire les mêmes gestes n’avait pas de sens. Jamais nous n’aurions imaginé atterrir en Thaïlande. Nous nous étions même interdit l’avion. Les circonstan­ces en ont décidé autrement. Mais grâce à elles, le voyage est devenu intérieur.»

A l’écran, Deborah et Frédéric s’attendriss­ent, on dirait les amants de Love

Letters. Sauf que leur lettre, ils l’écrivent à quatre mains. Sur son lit, Merlin improvise une ballade à la guitare. «Je sais que le Covid-19 fait des ravages, mais il a eu pour nous le mérite de tout faire exploser, dit Deborah. Il nous a conduits hors du monde, de l’agitation, dans un lieu serein et harmonieux.» Merlin susurre sa chanson. Le nirvana doit ressembler à cela.

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(LYSE KONG POUR LE TEMPS) Frédéric, Arsène, Merlin et Deborah Landenberg

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