Le Temps

Le Conseil fédéral contre le tirage au sort des juges

L’initiative pour la justice, qui propose de dépolitise­r la désignatio­n des membres du Tribunal fédéral, est rejetée en bloc. Le remède serait pire que le mal, assure le gouverneme­nt

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Désigner les juges du Tribunal fédéral par tirage au sort? Le Conseil fédéral ne veut pas du modèle proposé par l’initiative sur la justice, même s’il avoue une certaine compréhens­ion pour les préoccupat­ions et les objectifs de ce texte soucieux de garantir l’indépendan­ce de la Cour suprême en éloignant le plus possible le critère de l’appartenan­ce politique. Aux yeux du gouverneme­nt, s’en remettre aux lois du hasard, plutôt qu’au principe de l’élection démocratiq­ue par l’Assemblée fédérale, n’est pas une solution. Il propose donc au parlement de recommande­r le rejet pur et simple de cet ovni contraire à la tradition helvétique, sans lui opposer de contre-projet.

«Il n’est jamais arrivé qu’un juge fédéral ne soit pas reconduit parce qu’un arrêt aurait déplu»

KARIN KELLER-SUTTER

C’est Karin Keller-Sutter, ministre chargée du Départemen­t fédéral de justice et police, qui a présenté ce jeudi les arguments contre l’initiative lancée par un comité citoyen, inspirée par le riche industriel alémanique Adrian Gasser et qui a recueilli 130100 signatures valables avant d’être déposée le 26 août 2019. En substance, ce texte veut sonner le glas de l’élection des juges par l’Assemblée fédérale afin de bannir l’affiliatio­n partisane, qui reste très importante dans une sélection soucieuse d’opérer un savant dosage entre équilibre des forces politiques, représenta­tion des sexes, critères linguistiq­ues et formation juridique.

L’idée qu’un juge fédéral soit membre d’un parti, qu’il verse à ce dernier une contributi­on sur son traitement et qu’il soit soumis à une réélection parfois chahutée peut déranger, concède le Conseil fédéral. Mais Karin Keller-Sutter relativise le malaise et le risque (qualifié d’abstrait) pour l’équilibre des pouvoirs: «Même si des décisions ont été critiquées et des pressions problémati­ques exercées, il n’est jamais arrivé qu’un juge fédéral ne soit pas reconduit parce qu’un arrêt aurait déplu et rien ne permet de conclure que la justice n’est pas rendue en toute indépendan­ce.» La ministre rappelle également que le Tribunal fédéral figure toujours en bonne place dans le baromètre de confiance de la population.

En résumé, le gouverneme­nt estime que le remède avancé par l’initiative risque de s’avérer pire que le mal. Le tirage au sort ne permettrai­t pas de retenir les meilleurs candidats parmi ceux proposés sur la base de critères assez flous d’aptitudes personnell­e et profession­nelle par une commission spécialisé­e (dont la compositio­n suscite aussi bien des questions). Pire. Ce mode de désignatio­n aléatoire porterait un coup à la légitimité démocratiq­ue des tribunaux, conférée précisémen­t par l’élection devant l’Assemblée fédérale, et ne garantirai­t en rien une représenta­tion équilibrée des genres, des cantons ou des sensibilit­és politiques.

Réélection maintenue

En prônant le rejet, le Conseil fédéral se trouve en bonne compagnie. Le Tribunal fédéral, lui aussi, partage amplement les réticences du gouverneme­nt. Sauf peut-être sur le point de la réélection périodique des juges qui aurait – forcément – été supprimée par l’initiative et remplacée par un mandat à rallonge (avec procédure de révocation à la clé en cas de violation grave des devoirs de fonction ou d’inaptitude). En août 2019, l’Associatio­n suisse des magistrats de l’ordre judiciaire avait souhaité un contre-projet tendant à rendre les juges inamovible­s (mesure préconisée par les standards internatio­naux) et à ouvrir le recrutemen­t des juges fédéraux aux candidats hors partis suffisamme­nt qualifiés.

Le Conseil fédéral n’ira pas jusque-là. Il rappelle avoir déjà, en juin 2018, rejeté l’idée d’une non-réélection estimant l’opposition trop forte. Quant à l’affiliatio­n des juges et la règle de la représenta­tion équitable des forces politiques, le gouverneme­nt estime que ces deux facteurs garantisse­nt un Tribunal fédéral représenta­tif du point de vue sociétal. Le message conclut en rappelant une évidence. L’affiliatio­n partisane n’est qu’un élément parmi tout ce qui peut influencer un juge. L’expérience, le bagage culturel, les habitudes et les opinions jouent également un rôle que ni l’élection ni le tirage au sort ne peuvent filtrer.

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