«IL Y A QUELQUE CHOSE DU POULPE EN NOUS»
Et si les humains n’étaient pas les seuls êtres vivants à être créatifs, à produire de la littérature, et à vouloir qu’on se souvienne de leur existence? C’est l’expérience de pensée poétique proposée par Vinciane Despret dans Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation. Philosophe des sciences et psychologue, elle enseigne à l’Université de Liège et à l’Université libre de Bruxelles. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur le rapport entre les êtres humains et les animaux, Que diraient les animaux si… on leur posait les bonnes questions? (La Découverte, 2012), Le Chezsoi des animaux (Actes Sud, 2017), ou Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019) auxquels s’ajoute un livre sur le rapport des vivants et des morts, Au Bonheur des morts (La Découverte, 2015).
Autobiographie d’un poulpe est un recueil de récits d’anticipation. Une suite de fictions qui se déploient à partir de connaissances scientifiques actuelles et de pistes pour des recherches futures. Le lecteur est projeté dans le IIIe millénaire et fait connaissance avec des scientifiques d’un genre nouveau, les thérolinguistes, spécialisés dans l’étude et la traduction de la production écrite des animaux. Philosophique et poétique, humoristique, émouvant, Autobiographie d’un poulpe est un éloge du vivant et une invitation à honorer la mort.
Comment vous est venue cette idée de chercheurs qui se consacrent à l’écriture animale? L’idée de cette nouvelle discipline, la thérolinguistique, vient d’Ursula K. Le Guin qui l’a imaginée dans son livre, paru en 1974, L’Auteur des graines d’acacia. Il s’agit d’une fable dont j’ai voulu continuer l’histoire. Je me suis inspirée de l’idée que l’écriture n’est pas qu’une singularité humaine, qu’il y a possiblement une écriture animale. Tout bon chasseur sait que les animaux écrivent. Toute personne qui fait du pistage pourrait accepter l’idée qu’il y a de l’écriture. Moi-même quand je promène ma chienne, j’appelle cela «relever le courrier». Tous les animaux passant sur le chemin y ont laissé des messages.
Dans le récit «Autobiographie d’un poulpe», qui donne son titre au recueil, vous racontez l’enquête menée par une de ces chercheuses pour traduire le fragment d’un texte dont l’auteur serait un poulpe… Pour comprendre ce fragment, elle part à la rencontre de la communauté des Ulysse qui pourrait peut-être l’aider. Il s’agit d’une communauté d’êtres humains qui vivent de manière symbiotique avec les poulpes. Je me suis inspirée des «Communautés du compost» imaginées par Donna Haraway dans Vivre avec le trouble. Ces communautés fabulées cherchent à comprendre la manière d’habiter le monde d’un animal non humain. Les Ulysse cherchent donc à habiter le monde à la manière des poulpes, en essayant d’être le plus proche possible de ce que les poulpes peuvent ressentir.
Pensez-vous que ces récits pourraient avoir un impact sur le réel, inspirer des recherches? Absolument. Inspirée par des idées qui sont déjà existantes, comme celles de Donna Haraway ou Ursula K. Le Guin, je me suis demandé s’il n’y avait pas là les éléments d’un monde désirable qui se fonde sur des possibles. J’ai alors cherché à les intensifier. Ce sont autant de suggestions et d’incitations.
Vous racontez qu’un Ulysse peut développer une sensitivité inhabituelle comme une relative autonomie des différentes parties de son corps, à la manière d’un poulpe. Serait-ce possible? Je me suis intéressée à de nombreux modes de perception du monde, dont certains sont inhabituels pour nous, les animaux humains. Mais je crois qu’ils ne sont pas aussi étrangers que nous le pensons. Je pense qu’une fois que nous nous en nourrissons, nous nous rendons compte que nous avons aussi ces modes de perception. Nous ne les avons pas perdus. Ils ne sont simplement pas cultivés.
Les modes habituels ont pris le dessus parce qu’ils sont plus efficaces. Or, c’est cela qui est intéressant aussi dans ce «devenir poulpe». D’une certaine manière, il y a quelque chose du poulpe en nous. Une indépendance des bras, une extension du corps dans l’espace, une distribution de l’intelligence incorporée, un brouillage des limites d’un corps à l’autre. Je dis des choses très banales.
Ce n’est pas si banal… Ce n’est pas si banal parce que nous n’y pensons pas et ne le vivons pas nécessairement. Mais un pianiste sait bien que ses mains sont indépendantes quand elles jouent. Nous avons ces compétences mais nous n’en avons pas bien conscience.
S’intéresser aux animaux est parfois considéré comme puéril ou peu sérieux. Pourquoi, selon vous? Il y a une quantité de raisons à cela. J’en vois notamment deux. Il y a déjà la raison de la trahison. En ce moment, je m’interroge beaucoup aux raisons de la tristesse des gens qui perdent un animal domestique. Ils ne peuvent pas en parler autour d’eux. Ils n’ont aucun soutien social. S’ils en parlent trop, on leur fait rapidement comprendre que ce n’est pas une bonne manière de faire, parce que «ce n’était qu’un animal».
Je me demande s’il n’y a pas derrière ce type de discours une forme de vécu de trahison par rapport à la solidarité naturelle que nous sommes censés avoir à l’égard des humains. C’est avec eux que nous devons sentir l’appartenance la plus forte. C’est aussi eux qui sont intéressants, parce qu’ils sont considérés comme plus intelligents.
Et quelle serait l’autre raison? Je pense que s’intéresser vraiment aux animaux, en parler, imaginer des choses à leur sujet, réactive des qualités de l’enfance. Les enfants pensent que l’on peut parler aux animaux. Je cherche d’ailleurs à savoir à quel âge les gens commencent à penser que les animaux ne pensent pas et qu’il n’y a pas moyen de communiquer avec eux. Je constate déjà que c’est après 12 ans que la catastrophe commence. Elle n’en demeure pas moins évitable.
Avez-vous remarqué un changement de mentalité sur la question? Ah oui! Je vis très profondément ce changement. Quand j’ai commencé à travailler comme philosophe sur le rapport des scientifiques aux animaux, personne ne comprenait ce sur quoi je travaillais. La tendance était de penser que ce n’était pas un sujet sérieux.
Les animaux et les morts sont au coeur de vos recherches. Quel rapport voyez-vous entre ces sujets? Celui de devoir parler pour eux, parler pour des êtres qui ont subi d’une certaine manière beaucoup de dédain et de disqualification. Dans la version matérialiste, par exemple, on dit que les morts ne peuvent pas intervenir dans la vie des vivants parce que quand ils sont morts, ils sont tout simplement morts. Les gens qui, eux, parlent aux morts font face à des sourires en coin, des discours qui disqualifient leur posture. Pareillement pour un discours selon lequel les animaux produiraient et agiraient de manière créative.
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Il est d’ailleurs question de mort aussi dans «Autobiographie d’un poulpe». Oui, c’est le destin d’avoir mené deux enquêtes. Elles se rencontrent désormais. La question de la mort des animaux et de l’extinction des espèces devient pour moi de plus en plus impérative – particulièrement avec les poulpes. Il va falloir apprendre à poser cette question convenablement, c’està-dire pas seulement en termes statistiques.
Pourquoi? Les statistiques ne peuvent émouvoir que les gens qui s’occupent de gestion environnementale. Je ne pense pas que nous puissions être touchés par des statistiques. En outre, c’est focaliser l’attention sur la notion d’espèce, qui dans ce cas, il me semble, est une notion qui reste de l’ordre de l’appropriation. Alors qu’en fait, il s’agit d’animaux singuliers qui meurent. En tant qu’êtres vivants, ils ont envie de continuer à vivre. Ce n’est pas bêtement un instinct contre la mort, ils aiment vivre. Pour moi une question majeure aujourd’hui est d’arriver à évoquer ces êtres.
D’où l’importance de la mémoire et de la trace dans ces récits? Oui. Si une mort individuelle ne trouve pas une succession, une suite dans la vie d’un autre être, c’est une disparition totale, une perte sèche. Une perte de toute la mémoire et de tout ce que la personne a accumulé. C’est pareil pour l’animal. L’extinction d’une espèce ne signifie pas seulement qu’il n’y a plus ces animaux-là. C’est aussi toute la somme de connaissances qui a été élaborée, toute cette bibliothèque qui s’est créée, toute cette histoire extraordinaire avec une accumulation de savoirs, de rencontres, d’expériences de vie qui se perd.
C’est donc précisément ce qui intéresse les thérolinguistes et les communautés du compost? Oui. Je pense qu’il faut vraiment commencer sérieusement à trouver des modes de parler de la mort d’un animal, des extinctions, des manières de les vivre. Il faut trouver des modes d’expression des affects qui permettent de dire ce qui est en train de nous arriver. Comment évoquer ces êtres, garder leur mémoire, les honorer, prendre en compte très sérieusement le fait qu’ils ont été là et qu’ils ne seront plus là? Ce sont ces questionnements qui m’habitent.
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