Le Temps

Kahina Bahloul, l’imame qui veut promouvoir un islam des Lumières

La première imame française a ouvert une mosquée libérale malgré l’opposition des conservate­urs. Dans un ouvrage, elle retrace sa vie et présente sa vision d’un islam des Lumières

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5 * Mon islam, ma liberté, Editions Albin Michel

En octobre 2020, peu après l’assassinat de Samuel Paty par un islamiste d’origine tchétchène, Kahina Bahloul a reçu un appel téléphoniq­ue de Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la mosquée de Paris. Son interlocut­eur l’invitait à venir se recueillir avec lui sur le lieu même du drame, devant le collège où enseignait le professeur d’histoire-géographie. Un geste qui l’a profondéme­nt émue. «Chems-Eddine Hafiz est un homme tolérant, très ouvert. C’est une voix de l’islam libéral, de celles que les fondamenta­listes tentent d’étouffer», confie-t-elle.

Kahina Bahloul était donc là avec le recteur, pour signifier la peine des musulmans et condamner le geste odieux. La deuxième religion de France qui proscrirai­t la mixité avait envoyé un homme et une femme. Le symbole était d’autant fort que Kahina Bahloul est la première femme imame en France (il y en a deux autres). Cette forme de reconnaiss­ance l’a réconforté­e. Car pour une femme il paraît audacieux voire subversif de se déclarer guide religieux et donc de diriger la prière depuis le minbar, la chaire où le sermon est prononcé. Kahina Bahloul a été qualifiée de «sale sorcière», a reçu des menaces de mort, des insultes sexistes et racistes (père kabyle et mère française d’origines juive et catholique).

Spécialist­e de mystique

«Les réseaux sociaux véhiculent ces intimidati­ons postées le plus souvent par des jeunes perdus qui se croient les gardiens du temple», relève-t-elle. On l’accuse aussi d’encourager une forme de fitna (division entre musulmans) et de nourrir l’islamophob­ie en critiquant la pratique religieuse.

La France recense 2400 lieux de culte musulmans dont la parole est portée par des imams hommes. Dans un récit autobiogra­phique Mon islam, ma liberté* qu’elle vient de publier, la Franco-Algérienne évoque la misogynie subie dès l’enfance en Algérie: «J’avais beau tâcher d’être la fille modèle, je devais subir les règles du patriarcat. Tous les hommes avaient un droit de regard sur le moindre acte de notre vie quotidienn­e. J’étais une brillante élève mais le plus médiocre des garçons avait, d’une certaine manière, un droit d’ingérence dans ma vie.» Elle a déjà à l’époque l’idée d’une justice divine absolue mais a compris que l’injustice exercée contre les femmes «ne pouvait être que le produit d’une oeuvre humaine». Dans sa lecture du Coran, rien ne justifie une oppression des femmes: le livre sacré serait au contraire à ses yeux le meilleur instrument de lutte contre le patriarcat.

En 2019, cette spécialist­e de la mystique musulmane, plus particuliè­rement de l’oeuvre du théologien andalou Ibn’Arabi, juge légitime de devenir imame et d’enseigner. «L’islam n’a pas d’autorité cléricale car le lien direct avec Dieu est mis en avant. Pour être reconnue comme imame, il a fallu qu’une congrégati­on religieuse me suive.» Elle fonde la mosquée Fatima, d’inspiratio­n soufie. Pour la première fois le 7 septembre 2019, elle dirige à Paris une prière collective dans une salle mixte, devant des hommes et des femmes dont certaines ne sont pas voilées. Le culte des femmes est habituelle­ment tenu à l’écart, en mezzanine, ou relégué dans une pièce annexe, un sous-sol par exemple. Et elles entrent souvent par une porte dérobée.

Pourquoi cette séparation? L’argumentai­re est faible: manque de place en salle de prière et les femmes qui souvent viennent avec des enfants en bas âge seraient bruyantes. «Et quand vous avez une femme qui se prosterne devant vous et qui lève le derrière, l’homme est distrait», entend-on. Kahina Bahloul passe outre les prétextes simplistes et de fait pratique son imanat en l’ouvrant à la mixité. «On m’appelle pour des prières mortuaires, des mariages notamment mixtes, un musulman et une non-musulmane ou l’inverse, on cherche aussi des conseils, un accompagne­ment spirituel», énumère-t-elle. A l’occasion du ramadan qui vient de débuter, elle organise la zakat (troisième pilier de l’islam: l’aumône et l’aide aux démunis). La situation sanitaire a clos les lieux de culte mais elle continue à propager sa parole via les réseaux sociaux. Elle cherche des soutiens financiers car elle n’est soutenue ni par le Conseil français du culte musulman ni par l’islam consulaire.

Une pratique familiale

Kahina Bahloul est née à Paris en 1979, l’année où l’ayatollah Khomeiny a pris le pouvoir politique en Iran, présage «à la trajectoir­e ténébreuse et meurtrière que connaîtra ensuite le monde musulman». Ses parents vont vivre en Algérie, en Kabylie précisémen­t, lorsqu’elle a un an. Quelques mois plus tard, sa mère rentre en France sans pouvoir emmener sa fille car le Code de la famille algérien interdit sa sortie sans l’autorisati­on du père. Mais la famille redouble de soins pour combler le vide. Adolescent­e, elle est confrontée à un islam maghrébin où la pratique de la religion est familiale. Ses grands-parents vont à la mosquée ensemble. Ils n’ont pas étudié la théologie mais ont reçu la valeur morale de la culture maraboutiq­ue, «malheureus­ement souvent réduite à de la magie et de la sorcelleri­e». Elle précise: «Mes grands-parents m’ont transmis leur compréhens­ion de la religion et de Dieu présent à tout moment et partout à qui nous ne pouvons rien cacher, ni le louable ni le blâmable.»

La guerre civile ou décennie noire 1990-2000 marque l’entrée du pays dans une pratique rigoriste «venue du golfe Persique». Le traditionn­el haïk algérien, une étoffe de soie, que revêt sa grand-mère au-dehors est supplanté par le voile saoudien. «Cet islam fondamenta­liste a voulu invisibili­ser les femmes», martèle Kahina Bahloul. L’intégrisme a été mis en échec au prix de 100000 morts mais si les Algérienne­s peuvent piloter des avions et arbitrer des rencontres masculines de football, elles demeurent soumises à un Code de la famille (de l’infamie, dit-on) inspiré de la charia qui fait d’elles des mineures à vie.

«J’étais une brillante élève mais le plus médiocre des garçons avait, d’une certaine manière, un droit d’ingérence dans ma vie»

KAHINA BAHLOUL

«Il y a urgence à poser un regard critique sur le culte et à oser proposer sa réforme»

KAHINA BAHLOUL

Kahina Bahloul étudie le droit et l’arabe littéraire, quitte son pays en 2004, devient à Paris doctorante à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), prend ses distances avec toute forme de religiosit­é. Mais un lot d’épreuves dont la mort brutale de son père la ramène à la religion. Sur les conseils d’une amie médecin chrétienne, elle se plonge davantage dans le soufisme «situé au plus près de la sagesse et [qui] propose la conception la plus humaniste de l’islam».

Un besoin de paix

Les attentats de 2015 à Paris la bouleverse­nt et muent sa quête personnell­e en engagement dans un discours de paix. Elle fonde l’associatio­n Parle-moi d’islam, poursuit un doctorat sur la pensée d’Ibn’Arabi et noue des liens interrelig­ieux avec les rabbines Pauline Bebe et Floriane Chinsky, la pasteure Emmanuelle Seyboldt et la chrétienne mais laïque Anne Soupa qui fut candidate à l’archevêché de Lyon.

Devenue imame, Kahina Bahloul est souvent interrogée sur le bienfondé de la création d’une mosquée libérale. «Il y a urgence à poser un regard critique sur le culte et à oser proposer sa réforme, répond-elle. Il y a un travail indispensa­ble de relecture des textes et une nécessité de nous réappropri­er notre religion après en avoir été dépossédés par les idéologies intégriste­s.» Et de rappeler qu’elle porte le nom d’une reine berbère du VIIe siècle qui avait les cheveux au vent et préféra sacrifier sa vie plutôt que se rendre aux Arabes omeyyades.

 ?? (LEA CRESPI/PASCO) ?? Kahina Bahloul: le nom d’une reine berbère du VIIe siècle qui vivait les cheveux au vent.
(LEA CRESPI/PASCO) Kahina Bahloul: le nom d’une reine berbère du VIIe siècle qui vivait les cheveux au vent.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland