Kahina Bahloul, l’imame qui veut promouvoir un islam des Lumières
La première imame française a ouvert une mosquée libérale malgré l’opposition des conservateurs. Dans un ouvrage, elle retrace sa vie et présente sa vision d’un islam des Lumières
En octobre 2020, peu après l’assassinat de Samuel Paty par un islamiste d’origine tchétchène, Kahina Bahloul a reçu un appel téléphonique de Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la mosquée de Paris. Son interlocuteur l’invitait à venir se recueillir avec lui sur le lieu même du drame, devant le collège où enseignait le professeur d’histoire-géographie. Un geste qui l’a profondément émue. «Chems-Eddine Hafiz est un homme tolérant, très ouvert. C’est une voix de l’islam libéral, de celles que les fondamentalistes tentent d’étouffer», confie-t-elle.
Kahina Bahloul était donc là avec le recteur, pour signifier la peine des musulmans et condamner le geste odieux. La deuxième religion de France qui proscrirait la mixité avait envoyé un homme et une femme. Le symbole était d’autant fort que Kahina Bahloul est la première femme imame en France (il y en a deux autres). Cette forme de reconnaissance l’a réconfortée. Car pour une femme il paraît audacieux voire subversif de se déclarer guide religieux et donc de diriger la prière depuis le minbar, la chaire où le sermon est prononcé. Kahina Bahloul a été qualifiée de «sale sorcière», a reçu des menaces de mort, des insultes sexistes et racistes (père kabyle et mère française d’origines juive et catholique).
Spécialiste de mystique
«Les réseaux sociaux véhiculent ces intimidations postées le plus souvent par des jeunes perdus qui se croient les gardiens du temple», relève-t-elle. On l’accuse aussi d’encourager une forme de fitna (division entre musulmans) et de nourrir l’islamophobie en critiquant la pratique religieuse.
La France recense 2400 lieux de culte musulmans dont la parole est portée par des imams hommes. Dans un récit autobiographique Mon islam, ma liberté* qu’elle vient de publier, la Franco-Algérienne évoque la misogynie subie dès l’enfance en Algérie: «J’avais beau tâcher d’être la fille modèle, je devais subir les règles du patriarcat. Tous les hommes avaient un droit de regard sur le moindre acte de notre vie quotidienne. J’étais une brillante élève mais le plus médiocre des garçons avait, d’une certaine manière, un droit d’ingérence dans ma vie.» Elle a déjà à l’époque l’idée d’une justice divine absolue mais a compris que l’injustice exercée contre les femmes «ne pouvait être que le produit d’une oeuvre humaine». Dans sa lecture du Coran, rien ne justifie une oppression des femmes: le livre sacré serait au contraire à ses yeux le meilleur instrument de lutte contre le patriarcat.
En 2019, cette spécialiste de la mystique musulmane, plus particulièrement de l’oeuvre du théologien andalou Ibn’Arabi, juge légitime de devenir imame et d’enseigner. «L’islam n’a pas d’autorité cléricale car le lien direct avec Dieu est mis en avant. Pour être reconnue comme imame, il a fallu qu’une congrégation religieuse me suive.» Elle fonde la mosquée Fatima, d’inspiration soufie. Pour la première fois le 7 septembre 2019, elle dirige à Paris une prière collective dans une salle mixte, devant des hommes et des femmes dont certaines ne sont pas voilées. Le culte des femmes est habituellement tenu à l’écart, en mezzanine, ou relégué dans une pièce annexe, un sous-sol par exemple. Et elles entrent souvent par une porte dérobée.
Pourquoi cette séparation? L’argumentaire est faible: manque de place en salle de prière et les femmes qui souvent viennent avec des enfants en bas âge seraient bruyantes. «Et quand vous avez une femme qui se prosterne devant vous et qui lève le derrière, l’homme est distrait», entend-on. Kahina Bahloul passe outre les prétextes simplistes et de fait pratique son imanat en l’ouvrant à la mixité. «On m’appelle pour des prières mortuaires, des mariages notamment mixtes, un musulman et une non-musulmane ou l’inverse, on cherche aussi des conseils, un accompagnement spirituel», énumère-t-elle. A l’occasion du ramadan qui vient de débuter, elle organise la zakat (troisième pilier de l’islam: l’aumône et l’aide aux démunis). La situation sanitaire a clos les lieux de culte mais elle continue à propager sa parole via les réseaux sociaux. Elle cherche des soutiens financiers car elle n’est soutenue ni par le Conseil français du culte musulman ni par l’islam consulaire.
Une pratique familiale
Kahina Bahloul est née à Paris en 1979, l’année où l’ayatollah Khomeiny a pris le pouvoir politique en Iran, présage «à la trajectoire ténébreuse et meurtrière que connaîtra ensuite le monde musulman». Ses parents vont vivre en Algérie, en Kabylie précisément, lorsqu’elle a un an. Quelques mois plus tard, sa mère rentre en France sans pouvoir emmener sa fille car le Code de la famille algérien interdit sa sortie sans l’autorisation du père. Mais la famille redouble de soins pour combler le vide. Adolescente, elle est confrontée à un islam maghrébin où la pratique de la religion est familiale. Ses grands-parents vont à la mosquée ensemble. Ils n’ont pas étudié la théologie mais ont reçu la valeur morale de la culture maraboutique, «malheureusement souvent réduite à de la magie et de la sorcellerie». Elle précise: «Mes grands-parents m’ont transmis leur compréhension de la religion et de Dieu présent à tout moment et partout à qui nous ne pouvons rien cacher, ni le louable ni le blâmable.»
La guerre civile ou décennie noire 1990-2000 marque l’entrée du pays dans une pratique rigoriste «venue du golfe Persique». Le traditionnel haïk algérien, une étoffe de soie, que revêt sa grand-mère au-dehors est supplanté par le voile saoudien. «Cet islam fondamentaliste a voulu invisibiliser les femmes», martèle Kahina Bahloul. L’intégrisme a été mis en échec au prix de 100000 morts mais si les Algériennes peuvent piloter des avions et arbitrer des rencontres masculines de football, elles demeurent soumises à un Code de la famille (de l’infamie, dit-on) inspiré de la charia qui fait d’elles des mineures à vie.
«J’étais une brillante élève mais le plus médiocre des garçons avait, d’une certaine manière, un droit d’ingérence dans ma vie»
KAHINA BAHLOUL
«Il y a urgence à poser un regard critique sur le culte et à oser proposer sa réforme»
KAHINA BAHLOUL
Kahina Bahloul étudie le droit et l’arabe littéraire, quitte son pays en 2004, devient à Paris doctorante à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), prend ses distances avec toute forme de religiosité. Mais un lot d’épreuves dont la mort brutale de son père la ramène à la religion. Sur les conseils d’une amie médecin chrétienne, elle se plonge davantage dans le soufisme «situé au plus près de la sagesse et [qui] propose la conception la plus humaniste de l’islam».
Un besoin de paix
Les attentats de 2015 à Paris la bouleversent et muent sa quête personnelle en engagement dans un discours de paix. Elle fonde l’association Parle-moi d’islam, poursuit un doctorat sur la pensée d’Ibn’Arabi et noue des liens interreligieux avec les rabbines Pauline Bebe et Floriane Chinsky, la pasteure Emmanuelle Seyboldt et la chrétienne mais laïque Anne Soupa qui fut candidate à l’archevêché de Lyon.
Devenue imame, Kahina Bahloul est souvent interrogée sur le bienfondé de la création d’une mosquée libérale. «Il y a urgence à poser un regard critique sur le culte et à oser proposer sa réforme, répond-elle. Il y a un travail indispensable de relecture des textes et une nécessité de nous réapproprier notre religion après en avoir été dépossédés par les idéologies intégristes.» Et de rappeler qu’elle porte le nom d’une reine berbère du VIIe siècle qui avait les cheveux au vent et préféra sacrifier sa vie plutôt que se rendre aux Arabes omeyyades.
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